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J.-A.Lambert, le professeur suisse de Lénine

Keystone

Emigré en Russie en 1882, le Neuchâtelois a enseigné le français et la musique au lycée de Simbirsk, au bord de la Volga. Il a eu pour élève un certain Vladimir Oulianov.

Ses mémoires font aujourd’hui l’objet d’une publication du Musée des Suisses dans le Monde.

«Vladimir était très talentueux: après avoir brillamment passé ses examens, Vladimir Oulianov reçut la médaille d’or, et ce malgré quelques discussions qui avaient eu lieu lors du conseil pédagogique. Il avait fondé un groupe de lecture marxiste avec quelques-uns de ses camarades…»

La note émane de son maître du lycée de Simbirsk: le Neuchâtelois Jacques-Alexis Lambert eut le révolutionnaire comme élève, juste avant son parcours universitaire interrompu par la tentative d’attentat sur le tsar Alexandre III commis par le frère aîné de Lénine et qui vaudra à ce dernier une condamnation à la pendaison.

Originaire de Gorgier (NE), Jacques-Alexis Lambert termine très jeune ses études à l’Université de Neuchâtel. A 21 ans, il part pour la Russie, engagé comme précepteur des enfants d’un aristocrate russe du nord de Moscou.

A l’image du Vaudois Frédéric César de Laharpe, qui fut le précepteur du jeune tsar Alexandre 1er, il était de bon ton d’engager un Suisse francophone pour l’éducation des jeunes Russes de bonne famille.

Dans la ville natale du révolutionnaire

Le jeune Neuchâtelois travaille par la suite comme professeur de lycée à Simbirsk (ville natale de Lénine), à Samara, à Kazan et à Tsaritsyne (devenue plus tard Stalingrad et Volgograd).

Il épouse Sophie Bensemann, fille de propriétaires fonciers allemands originaires de la Volga: «Ce mariage lui permit de débuter une carrière de fonctionnaire étant devenu citoyen russe», note son arrière-petit-fils Alexandre Lambert. Ce docteur en relations internationales à Genève signe l’étude consacrée à son ancêtre, devenu successivement assesseur de collège, conseiller de cour, conseiller de collège et enfin conseiller d’Etat à Samara.

«A-t-il contribué à l’image que Lénine se faisait de la Suisse?», se demande Alexandre Lambert ? C’est grâce à son professeur neuchâtelois que Lénine a appris le français, et peut-être aussi la musique: «Mon arrière-grand-père avait fondé au lycée de Simbirsk un orchestre de garçons dont on possède une photo des jeunes musiciens en uniforme dans les archives familiales. Ce serait fou d’y reconnaître le futur révolutionnaire!»

On retrouvera plus tard la trace de Lénine à Genève, où il est un fervent utilisateur des bibliothèques, et à Montreux, où il se trouve lorsqu’éclate la Révolution bolchévique de 1917.

La rencontre avec Lénine au Kremlin

Les relations entre Moscou et Berne ayant été rompues, Jacques-Alexis Lambert ne peut contacter les autorités consulaires suisses pour pouvoir se rendre dans son pays d’origine à l’occasion d’un congé de cinq mois accordé en juin 1919. C’est alors qu’il songe à contacter son ancien élève, le «tsar-communiste», comme il le baptise.

«Mais il était plus facile de rencontrer le Pape à Rome que de voir Lénine au Kremlin», note-t-il dans ses mémoires. Les six portes étaient fermées en permanence et très strictement surveillées.

Il n’hésite pas à lui écrire directement pour lui demander un rendez-vous, qu’il obtient et dont il relate les circonstances, lui qui a connu les fastes de l’époque tsariste: «Quel changement: les beaux-tapis, les parquets, les magnifiques peintures à l’huile, les plafonds sculptés, les chandeliers en or: tout a disparu ! Les salles sont vides, les planchers en bois sont peints en blanc, ce qui donne l’impression d’être dans une caserne.»

Quant à Lénine, il occupe trois chambres au second étage. Au premier, se trouve sa chancellerie personnelle, où six jeunes femmes pianotent sur leur machine à écrire. Sur les murs, des portraits de Karl Marx et d’autres dirigeants du parti socialiste, des décrets et des maximes: «Celui qui ne veut pas travailler n’a pas le droit de manger», «Exposer ses requêtes de manière claire et concise», «Les salutations usuelles et les poignées de main sont abolies», etc.

«La secrétaire de Lénine, une femme longue et sèche qui portait des lorgnons sur son nez pointu, me demanda le but de ma visite. ‘Les instants du camarade Lénine sont si précieux, me dit-elle, qu’il ne peut recevoir pour un motif futile’.»

Dans une vieille valise

Lénine reçut brièvement son ancien professeur, qui lui fit remettre plus tard par le biais du commissaire aux affaires étrangères un laissez-passer pour Minsk, sur le front polonais. Mais Jacques-Alexis Lambert finit par choisir la voie maritime par le sud, via la mer Noire et la Méditerranée jusqu’à Marseille, en traversant toute l’Union soviétique en pleine guerre civile.

Etabli à La Chaux-de-Fonds, dans son canton d’origine, Jacques-Alexis Lambert s’est mis à rédiger ses mémoires, alors qu’il commençait à perdre la vue. Il y est décédé en 1942.

C’est en 1991 que son petit-fils Victor, né à Odessa en 1931, a retrouvé une vieille malle dans le grenier familial, contenant documents et photos provenant de ce périple russe de la famille Lambert.

Olivier Grivat, swissinfo.ch


– «Jacques-Alexis Lambert (1863-1942), Professeur de Lénine, Témoignage de la Révolution russe», Collection Suisses dans le Monde

Les liens de Lénine avec la Suisse, où il a créé le journal Iskra (L’Etincelle), en 1900 sont étroits. Parmi les partisans du révolutionnaire, l’histoire soviétique célèbre Virgile Schanzer, dit le «Marat russe».

Arrière-petit-fils du botaniste helvétique Louis-Vincent Tardent, qui a fondé la colonie de Chabag, au bord de la mer Noire, en 1822, Virgile Schanzer suivit le gymnase classique de Nikolaïev, où il prit part à une manifestation anti-tsariste.

Arrêté après la réussite de sa maturité en 1887, il fut condamné à deux mois de prison, peine additionnée de deux ans de surveillance policière. Il poursuivit ses études de droit en Estonie où il se replonga dans les milieux contestataires. Il dénicha finalement un poste d’avocat stagiaire à Moscou.

Devenu membre actif d’une organisation marxiste de la capitale, il reçut le surnom de «Marat russe», qui fait allusion au héros de la Révolution française, né à Boudry (NE) et assassiné dans sa baignoire à Paris en 1793. Il distribua des journaux révolutionnaires, comme l’Iskra, rédigé à Genève par Lénine. En 1901, tous les dirigeants du mouvement furent arrêtés et condamnés à trois ans d’exil en Sibérie.

En 1905, Virgile Schanzer fit la connaissance de Maxime Gorki et devint l’homme de confiance de Lénine. Il participa au soulèvement armé de Moscou. Elu membre du comité central du Parti ouvrier russe, il fut arrêté et déporté à Karguino, presque sur le cercle polaire. Grâce à de faux papiers, il s’évada et rejoignit Lénine en Finlande.

Il gagna ensuite Genève, où il participa à la rédaction du «Prolétaire», voix du Parti ouvrier russe. Touché au système nerveux et partiellement paralysé, il rentra à Moscou en 1911, où il mourut d’une hémorragie cérébrale.

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