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Kandahar et ceux qui la quittent

Un checkpoint dans la province de Kandahar, ce mardi. Reuters

Deuxième volet du reportage d'Anne Nivat en Afghanistan, à la veille des élections générales de jeudi. La journaliste s'est rendue à Kandahar, l'ex-capitale talibane.

Depuis le début de mes reportages en Afghanistan, on m’a toujours enjointe de ne pas me rendre par mes propres moyens à Kandahar, l’ex-capitale talibane, la seconde ville du pays où le mollah Omar avait fait bâtir sa kitschissime villa, aujourd’hui devenue le quartier général ultrasecret et hautement sécurisé de la CIA.

Lorsqu’en juin 2008, je m’y étais rendue quand même, non par la route car l’Afghan qui m’accompagnait m’en avait dissuadé (et bien lui en avait pris, le bus que nous devions emprunter ce matin là ayant été arrêté sur la route par des talibans, qui s’amusent à trier les «bons» et les «mauvais» au regard de documents révélant facilement s’ils sont fonctionnaires de l’Etat, donc ennemis, ou pas).

Quelques heures avant l’arrivée de mon avion, la ville avait vécu d’intenses moments: plus de 1500 prisonniers talibans s’étaient échappés de la prison principale de la ville dont le mur d’enceinte en pisé, comme j’avais pu le constater sous le grillage de ma burqa bleue, n’avait pas résisté à la dynamite des kamikazes.

La majorité des passagers sont des mercenaires étrangers

Cette année, exactement un an plus tard, je reprends un avion des lignes intérieures afghanes pour la même destination. Dans la salle d’attente, je me frotte les yeux, j’ai l’impression de me retrouver à l’aéroport de Bagdad au plus fort de la guerre: lunettes noires, boule-à-zéro, gros bras tatoués, silhouettes trapues, ventres bedonnants et accoutrements à la Rambo jouent des coudes pour rentrer dans l’avion.

La majorité des passagers sont des mercenaires étrangers, je repère des Philippins et des Tchèques! Ces hommes me jettent de drôles de regards, car je suis voilée (comment faire autrement?).

J’atterris dans la fournaise habituelle et me revêts immédiatement du voile intégral -soigneusement conservé entre deux visites – pour pénétrer dans une ville fantôme, où les forces de sécurité elles-mêmes sont dépassées: la veille, le 29 juin, une fusillade a éclaté en plein jour, dans le bureau du juge principal de la ville.

De quoi s’agit-il? Rien de spécial, répondent les Kandaharis habitués à un niveau de violence qui n’est pas le nôtre.

C’est juste le policier en chef de Kandahar qui a été tué par des membres afghans de forces spéciales (chargés, justement, de garder le bâtiment de la CIA), mécontents que l’un des leurs ait été arrêté, soupçonné de diriger un juteux réseau de faux passeports.

Outrepassant leurs droits, avides de se faire justice eux-mêmes et conscients que c’est possible, ces mercenaires n’ont pas hésité à quitter leur poste de travail pour se rendre en ville accomplir le sale boulot. Plus d’un mois plus tard, en pleine campagne électorale, l’affaire a été largement étouffée par Ahmed Wali Karzaï, le frère cadet du président Hamid Karzaï, qui, sur place, n’officie pas en tant que gouverneur, mais comme président du conseil provincial.

En cinq ans, la région a changé trois fois de gouverneur

Or, depuis sa nomination en 2005, le frère du président est de plus en plus décrié. Pour son administration violente (de nombreux Kandaharis se plaignent de racket) mais surtout, pour ses liens (jamais prouvés) avec la mafia de la drogue, et sa richesse qui en découle.

En cinq ans, la région a changé trois fois de gouverneur, le dernier en date s’appelle Touryalaï Weesa, il a été choisi pour sa loyauté envers le frère du président, ce qui fait enrager le peu de contestataires parmi les commerçants et grands entrepreneurs de la ville.

De tout cela j’avais été prévenue avant mon entrée en Afghanistan par un Kandahari contraint de se retrancher à Dubaï parce qu’il considère trop dangereux, pour lui et sa famille, de résider sur place. Mais je ne pensais pas que ses propos étaient si proches de la réalité.

Appartenant au top 10 des entrepreneurs de Kandahar, cet homme, soucieux de garder l’anonymat pour la sécurité de ses 150 employés restés sur place, ne mâche pas ses mots:

«Aujourd’hui, ma bonne ville de Kandahar n’a plus d’âme, car de nombreux intellectuels, hommes d’affaires et leaders d’influence ont été soit kidnappés, soit tués durant les deux dernières années. On élimine les hommes capables.
Ou alors on exige qu’ils deviennent membre de la mafia talibane, c’est le cas de la plupart des officiels du gouvernement local qui ont passé des deals avec eux pour échapper à leur propre mort.

Ou alors, il faut partir, c’est mon choix, car je ne veux pas leur donner de l’argent ou me plier à leurs exigences.»

«S’entourer de quinze gardes du corps, c’est pas la vie que je veux»

L’homme était revenu s’établir en Afghanistan en 2002 après avoir vécu à Karachi (Pakistan), puis presque une décennie aux Etats-Unis. Contraint à l’extrême discrétion quand il est en ville, il ne se déplace que dans une voiture volontairement peu voyante, conduite par un chauffeur âgé et hadji (qui a effectué le pèlerinage à la Mecque), ce qui garantit un certain respect.

Méfiant, il dort chez des amis, jamais les mêmes, et limite ses déplacements au minimum:

«D’autres hommes d’affaires qui sont restés ont été obligés de s’offrir les services de dix à quinze gardes du corps en permanence, lourdement armés, et ils se déplacent en voiture blindée. C’est pas la vie que je veux… »

Féru de sport, le Kandahari de cœur avait un temps sponsorisé l’équipe de football de la ville, et regrette qu’en 2009, ses joueurs en soient réduits à rester chez eux faute de sécurité sur les terrains (qui, aujourd’hui, se déplacerait pour une manifestation dans un endroit public?). Votera-t-il? Oui, mais à reculons et certainement pas pour Karzaï.

Pourtant, il y a cinq ans, tous les membres de sa famille sans exception avaient soutenu le Pachtoun Hamid Karzaï. Déçu, son avis sur la communauté internationale est sans appel: «Les étrangers sont dans l’erreur, ils n’ont des contacts qu’avec ceux qui leur mentent et veulent les dépouiller. Les Russes s’étaient trompés en agissant de la sorte, et ils ont perdu… Les élections ne seront pas transparentes, tout le monde le sait».

«Dans les villages, personne ne se déplacera au bureau de vote, mais les urnes seront bourrées. Quand je pense qu’à Dubaï, des officiels de l’Etat peuvent tranquillement aller se promener dans les centres commerciaux avec leur famille, alors qu’ici, plus on voit de la police dans les rues, plus cela veut dire que l’insécurité est forte!»

Anne Nivat, Rue89/swissinfo.ch, à Kandahar

Deux votes. Les Afghans élisent jeudi leur président pour la seconde fois de leur histoire, ainsi que leurs représentants dans les 34 conseils provinciaux (un par province)du pays.

Environ 17 millions de personnes se sont enregistrées sur les listes électorales.

Favori. Le président Hamid Karzaï part favori de l’élection face à ses adversaires: Abdullah Abdullah, ex ministre des Affaires étrangères; Ashraf Ghani, économiste de renom; l’ancien ministre Ramazan Bashardost.

Les bureaux de vote seront ouverts de 07H00 (02H30 GMT) à 16H00 (11H30 GMT).

Les résultats préliminaires devraient tomber entre le 3 et le 16 septembre. Sauf contretemps, le résultat final devrait être annoncé le 17 septembre 2009.

Un second tour pourrait être organisé le 1er octobre pour départager les deux candidats ayant rassemblé le plus de suffrages.

Un observateur. La Suisse soutient le processus électoral en Afghanistan. La semaine dernière, elle a débloqué deux millions de francs et elle enverra un observateur sur place.

Coopération. Depuis 2002, la Suisse a consacré en moyenne 20 millions par année au développement de ce pays, qui bénéficie d’un programme spécial de la Direction du développement et de la coopération. Les priorités de cette aide suisse sont l’amélioration des conditions de vie des Afghans, la bonne gouvernance et la protection de la population.

Expatriés. En 2007, 183 Suisses vivaient en Afghanistan.

Journaliste indépendante et grand reporter – qui a passé son enfance entre la France et la Suisse -, elle collabore depuis des années avec plusieurs médias romands.

En 2000, elle a reçu le prix Albert Londres pour son livre, Chienne de guerre (Fayard) consacré à la guerre en Tchétchénie.

En 2001, elle a publié Algérienne, en collaboration avec Louisette Ighilahriz, un livre-témoignage sur la guerre d’Algérie.

En 2006, elle a publié Islamistes, comment ils nous voient (ed. Fayard), et l’année suivante A l’écoute, écrit avec Jean-Jacques Bourdin (ed. Anne Carrière, 2007).

Dernier livre paru: Bagdad zone rouge (Fayard, 2008).

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