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Kossi Efoui: Habiter des univers plutôt que la patrie

Kossi Efoui, le philosophe décontracté. swissinfo.ch

Il a quitté le Togo pour raisons politiques, et vit depuis une vingtaine d’années en France. Philosophe de formation, il est devenu auteur de théâtre et romancier. Et sa lucidité n’est pas exempte d’humour. Le français selon… Kossi Efoui.

Silhouette longiligne, goût pour le look et la tchatche, Kossi Efoui a l’œil qui brille. L’œil de celui qui goûte à une certaine provocation en se moquant des clichés – qu’ils soient européens ou africains.

swissinfo.ch: Vous souvenez-vous du premier manuel scolaire avec lequel vous avez appris le français?

Kossi Efoui: Oui, je me souviens. Cela s’appelait «Le syllabaire», et comme toujours, il y avait un garçon et une fille. Le garçon s’appelait Mamadou et la fille Bineta! Mais avant ce manuel, mon père avait déjà commencé à nous apprendre à tracer les lettres de l’alphabet sur une ardoise.

swissinfo.ch: Quelqu’un – parent, professeur, auteur – a-t-il marqué à jamais votre relation à la langue française?

K.E.: Oui, mon oncle. C’était un rescapé du Séminaire, il était devenu instituteur. Et quand j’allais passer des vacances chez lui, je découvrais sa bibliothèque – chez moi, il n’y en avait pas. Je me souviens aussi d’un professeur de lettres en seconde, qui disait que les élèves devaient sortir de ses cours «comme on sort d’un cours de dessin»: avec un croquis, qu’on continuera ou pas. J’ai vraiment eu des pédagogues que je salue pour leur inventivité, leur imagination, qui suppléaient le manque de moyens.

swissinfo.ch: Quelles places tiennent chez vous les différentes langues que vous pratiquez?

K.E.: Ma langue maternelle, c’est l’éwé. Et puis je parle l’anglais de voyage comme tout le monde. Pour moi, le français est la langue du livre. Remarquez, l’éwé l’a aussi été, parce que la Bible a été traduite en éwé, et nous avions la Bible à la maison. J’ai donc aussi été très vite placé dans un rapport de traduction: cela m’intriguait de voir si la Bible en français et la Bible en éwé correspondaient! A ce propos, quand je rentrais de l’école et que, comme toutes les mères du monde, la mienne me demandait ce que j’avais appris, j’étais aussi en situation de traduction, puisque ma mère ne parlait pas français.

swissinfo.ch: Une citation de Cioran: «On n’habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c’est cela et rien d’autre»… D’accord, pas d’accord?

K.E.: Pas d’accord. Même si on ne peut pas ne pas relier la pensée à la langue, moi je dirais qu’on habite sa pensée, ou plutôt des univers. La «patrie», cela me semble un peu rêche. Cioran aurait cent ans aujourd’hui: la «langue comme patrie», cela véhicule quelque chose du romantisme du 19ème siècle, une sorte d’adoration, comme en Allemagne, ou comme Senghor, le «français langue de l’humanisme»…

Je pense qu’on sort un peu de ça. Qu’il faut plutôt s’attacher à ce geste d’amoureux, celui de l’appropriation de la langue. D’ailleurs on ne complimente jamais quelqu’un qui maîtrise la langue de sa mère, mais toujours un étranger. C’est à lui qu’on dira «bravo, qu’est-ce que vous maîtrisez la langue de ma mère!». Il y a là comme un interdit d’inceste! (Rires) Bref… Il s’agit d’habiter des univers plutôt que la patrie!

swissinfo.ch: La langue française a une spécificité: l’Académie française. Un club de vieillards inutiles ou les gardiens du temple?

K.E.: Oh… c’est un club d’hommes – même s’il y a maintenant des femmes qui y entrent. Un peu à l’ancienne, quoi, comme dans ces tribus où l’on s’habille de plumes majestueuses. C’est exactement la même chose! C’est bien, c’est folklorique!

swissinfo.ch: Malgré l’Académie, le français se métisse et change, pour le meilleur et le pire… Votre rapport à cette évolution? Amusé, attentif, agacé?

K.E.: Il y a un appauvrissement du langage que je ne relie pas au métissage. Je suis pour l’explosion des langues. Quand je parlais d’univers multiples, c’est à l’intérieur même d’une langue, aussi. C’est d’ailleurs ce qui permet de critiquer l’idée que le français est la langue de la colonisation, par exemple: aucune langue n’est dépositaire de la violence.

L’appauvrissement est plutôt dû à l’action de médias de masse comme la télévision. A la télévision, il n’y a pas de désir d’élargir le champ lexical du téléspectateur. Quand j’étais enfant et que je piquais le Reader’s Digest de mon oncle, il y avait la rubrique «Enrichissez votre vocabulaire», une rubrique qui n’existe plus nulle part aujourd’hui. J’y ai appris des mots que je n’ai peut-être jamais utilisés, mais ce n’est pas grave.

Dans l’atelier de mon père, qui réparait des montres, des radios, toutes sortes de choses, il y avait une caisse dans laquelle il jetait de temps en temps un bout de ferraille. Un jour, je lui ai demandé à quoi allait lui servir le bout de ferraille qu’il venait d’y jeter, s’il le savait lui-même. Il m’a répondu: «Non. Je sais que quand le temps de l’usage viendra, je m’en souviendrai». Moi, j’apprenais les mots avec cette idée en tête.

swissinfo.ch: Cette année, c’est le 40ème anniversaire de l’Organisation internationale de la Francophonie. Quel regard portez-vous sur cette institution?

K.E.: Ce dont je peux vraiment parler, c’est le Prix des cinq continents, un prix littéraire. Qui me permet d’avoir accès, pendant toute l’année, à des lectorats dont je n’avais pas idée auparavant, simplement parce que ces gens-là parlent le français.

Aujourd’hui, dans le cadre de l’OIF, il me semble qu’il n’y a plus cette idée d’une langue dominante, le jacobinisme qui a méprisé les langues régionales, le même esprit qui a qualifié de patois les langues africaines. On n’en est plus là. On peut adresser des reproches à toute institution, mais il y a des choses concrètes qui sont faites.

swissinfo.ch: Pour conclure, une expression de votre région d’origine que vous appréciez particulièrement?

K.E.: Quand j’étais enfant, l’insulte qui faisait bondir, c’était: «enfant de mille personnes»! Je l’ai d’ailleurs reprise dans mon prochain roman. Cela signifie qu’on ne connaît pas ton père. Tu t’inventes donc mille pères! Mon père il est à Accra, mon père il est au Nigéria, mon père il fait du commerce à Paris! Mais… c’était une insulte qui pouvait provoquer de grosses bagarres!

La langue qu’on parle, un bout d’âme, un morceau de soi, ou un simple outil de communication?

Dans la perspective du 13e Sommet de la Francophonie à Montreux, swissinfo mène l’enquête en huit questions.

Togo. Kossi Efoui est né en 1962 à Anfoin, Togo.

Opposition. Titulaire d’une maîtrise de philosophie obtenue à l’Université du Bénin, sa participation au mouvement étudiant des années 1980-1990, durement réprimé par le régime, va l’amener à se réfugier en France.

Théâtre. Il commence par se consacrer largement au théâtre. Ses pièces sont jouées sur les scènes européennes et africaines.

A noter qu’en février 2010, l’Institut de Recherches en Etudes Théâtrales de Paris III-Sorbonne Nouvelle a organisé un colloque international intitulé «Le théâtre de Kossi Efoui : une poétique du marronnage au pouvoir».

Romans. A ce jour Kossi Efoui a publié trois romans:

– «La Polka» (Seuil, 1998)

– «La Fabrique de cérémonies» (Seuil, 2001), Grand Prix littéraire de l’Afrique Noire de l’Association des Ecrivains de Langue Française (ADELF), 2002.

– «Solo d’un revenant» (Seuil, 2008)

Anniversaire. L’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) célèbre cette année son 40e anniversaire.

Chiffres. L’OIF regroupe 70 États et gouvernements (dont 14 observateurs) répartis sur les cinq continents. Dans le monde, près de 200 millions de locuteurs parlent français.

Culture et politique. Parmi ses missions principales figurent la promotion de la langue française et la diversité culturelle et linguistique, mais aussi la promotion de la paix, de la démocratie et des droits de l’homme.

Montreux. La Suisse, membre de l’OIF depuis 1989, accueille cette année le 13e sommet de la Francophonie. Il se tiendra du 20 au 24 octobre 2010 à Montreux, dans le canton de Vaud.

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