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L’armée égyptienne peut faire pencher la balance

Les manifestants et les militaires se côtoient sur la Place Tahrir du Caire. AFP

En Egypte, les manifestations se sont poursuivis mercredi pour la démission du président Hosni Moubarak. La situation reste tendue mais, pour l’instant, l'armée demeure sur la réserve. Mais qui est cette (encore) grande muette? Réponse d’un expert.

Les manifestants anti-Moubarak refusent de lâcher prise. Mercredi au Caire, sur la place Tahrir, rond-point devenu  symbole du mouvement de contestation déclenché le 25 janvier, des  dizaines de milliers de protestataires étaient à nouveau rassemblés  pour réclamer le départ du chef de l’Etat, qui a gouverné l’Egypte  d’une main de fer pendant près de 30 ans.

Ils ont encerclé le Parlement et le siège du gouvernement au Caire sans tenir compte des mises en garde du régime qui les accuse de risquer de faire basculer l’Egypte dans le chaos.

La mobilisation a  aussi touché le sud de l’Egypte. Des manifestations à El Kharga, à 400 kilomètres au sud du Caire, au cours desquelles la police a utilisé des balles réelles pour disperser les protestataires, ont fait une centaine de blessés dont trois ont succombé. Des sources médicales parlent de cinq décès

Dès le début des manifestations de masse contre le régime, l’armée égyptienne avait promis d’emblée de ne pas tirer sur le peuple.  

Historiquement, l’armée est un facteur important du pouvoir. C’est ce qu’explique un spécialiste suisse en stratégie militaire, Albert A.Stahel.

 

swissinfo.ch: L’armée égyptienne subit-elle des pressions, de l’intérieur ou de l’extérieur, pour rester en stand by?

Albert A. Stahel: Oui, bien sûr qu’il y a des pressions. D’abord de la part d’Israël, puis naturellement des Etats-Unis. Mais cette pression pourrait s’avérer contreproductive.

swissinfo.ch: Dans quelle mesure?

A.A.S.: Parce que l’armée égyptienne n’est pas homogène. La grande majorité est formée par les forces terrestres, qui comptent de 280’000 à 320’000 hommes, dont les deux tiers sont des conscrits, comme en Suisse. Ce ne sont donc pas des mercenaires au service du régime, puisqu’ils sont naturellement proches du peuple. D’autre part, les officiers supérieurs sont plutôt des courtisans du président Moubarak et, enfin, capitaines et officiers subalternes sont, eux, plus proches de la troupe.

L’Egypte a une histoire militaire qui remonte au colonel Gamal Abdel Nasser, auteur avec le général Ali Muhammad Nagib d’un putsch militaire contre le roi Farouk en 1952. En 1954, c’est au tour de Nasser de renverser et remplacer Nagib à la présidence de la République. Cette armée, et surtout les forces terrestres, est donc indépendante du pouvoir.

swissinfo.ch: Et ce serait ce qui explique que l’armée bénéficie de la confiance et de la sympathie des manifestants ces dernières semaines?

A.A.S.: Oui, surtout l’armée de terre, comme on l’a vu. Mais si la direction de l’armée soutient ceux qui demandent le départ de Moubarak dans la dignité et non pas immédiatement, elles pourrait être contreproductives. Pourquoi? Parce que les capitaines et les officiers subalternes pourraient soudain opter pour un coup d’Etat.

swissinfo.ch: En restant sur la réserve, l’armée cherche-t-elle avant tout à jouer un rôle dans la succession de Moubarak et dans la vie politique du pays?

A.A.S.: Oui. Mais là encore, il faut faire la différence. Il y a les officiers supérieurs, les courtisans, qui sont naturellement derrière Moubarak et profitent de son régime, surtout les généraux à la retraite, qui sont à la fois des entrepreneurs et asservis à Moubarak.

Et, de nouveau, il y a d’autre part l’infanterie, les conscrits, qui ne soutiennent pas le président.

swissinfo.ch: Si les Frères musulmans sont restés en marge de la scène politique, est-ce par peur de l’armée?

A.A.S.: Oui, en partie. Mais je crois aussi que les Frères musulmans ont perdu de leur crédibilité puisque ce ne sont pas eux qui sont à l’origine du soulèvement actuel, mais plutôt des jeunes gens mordernes de la génération d’Internet, de Facebook et autres réseaux sociaux.

swissinfo.ch: L’armée est fortement implantée dans l’économie égyptienne, de la construction des infrastructures à l’immobilier, en passant par le tourisme. Est-ce un cas particulier où l’armée joue-t-elle un rôle identique dans d’autres pays arabes, comme la Tunisie ou l’Algérie?

A.A.S.: Il y a des relations avec le Soudan, surtout, mais moins avec les autres pays arabes.L’Algérie serait plus proche. Mais pas la Tunisie, et encore moins la Jordanie, dont l’armée est constituée par des Bédouins. Il s’agit donc de situations bien différentes.

En revanche, il y a des liens avec les haut-gradés israéliens.

swissinfo.ch: Des armées comme l’armée égyptienne ou tunisienne, pays non démocratiques, sont-elles en mesure de garantir les droits humains?

A.A.S.: Je crois que ces armées garantissent mieux les droits de l’homme que si, par exemple, l’Egypte avait une armée professionnelle. Je dirais même que c’est une bénédiction que les deux tiers de l’infanterie soient des hommes du peuple.

Mais je n’irais pas jusqu’à affirmer que l’armée est un garant absolu des droits humains, que ce soit en Egypte ou ailleurs.

swissinfo.ch: Quel est votre pronostic pour l’Egypte?

A.A.S.: C’est difficile à dire. En l’état actuel, on ne peut qu’espérer.

Mais je dirais que l’attitude des Européens n’est pas très reluisante. D’un côté, Moubarak doit retourner en Allemagne pour une opération. De l’autre, Madame Merkel dit qu’il faut attendre, que le président doit pouvoir se retirer dans la dignité, et que sais-je encore. Les choses ne sont pas tout à fait aussi graves du côté des Etats-Unis mais, là non plus, on ne montre pas beaucoup de conviction pour demander le départ de Moubarak.

Or je crois que c’est faire fausse route: Moubarak doit démissionner au plus vite et être remplacé tout aussi rapidement par un gouvernement de transition.

Elle compterait quelque 468’000 personnes et plus 480,000 réservistes. Les conscrits de 18 à 49 ans sont soumis à l’obligation de servir entre un à trois ans.

Elle est considérée comme le pilier central de l’Etat égyptien. Depuis 1952, tous les présidents sont des militaires.

Le président Moubarak est aussi le chef suprême de l’armée; nombre de généraux occupent des postes importants.

L’armée est profondément implantée dans l’économie  et dirige la plus grande partie des entreprises, que ce soit dans la production d’armes ou d’appareils ménagers.

Depuis les années 1970, les Etats-Unis soutiennent l’armée à concurrence de 1,9 milliard de francs par an en moyenne. Nombre d’officiers égyptiens sont formés dans les écoles militaires étatsuniennes.

En 1952, un soulèvement d’officiers a joué un rôle clé lors du renversement du roi Farouk.

Né en 1943, il a suivi une formation de sciences politiques, avec une spécialisation en stratégie militaire.

1973-1979: spécialiste de la sécurité à l’Office central de la défense.

1979-2006: a occupé divers postes de professeur aux Universités de Zurich et Genève ainsi qu’à l’Ecole polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ).

Depuis 2006: directeur de l’Institut d’études stratégiques de l’Académie militaire de Wädenswil (Zurich), après y avoir enseigné depuis 1980; vice-président du Forum «Suisse humanitaire».

Traduction de l’allemand: Isabelle Eichenberger

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