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L’Etat social menacé par la crise? Pas sûr

Les soupes populaires et les asiles de nuit sont pris d’assaut, en Grèce comme en Suisse. Keystone

Crise de la dette, crise de l’euro: les Etats coupent dans les dépenses sociales. La Grèce, l’Italie ou le Portugal. La Suisse aussi, moins brutalement. Une erreur, pour le sociologue Jean-Pierre Tabin, pour qui ces dépenses sont des investissements et des instruments de relance.

«La pauvreté menace de 8 à 14,6% de la population suisse (et) 3% des contribuables dispose d’un revenu égal au 97% des autres», peut-on lire dans l’Almanach social 2012 de Caritas.

En principe, personne ne souffre ici de la faim, chacun a accès à un toit et à un minimum de soins médicaux. La pauvreté est donc «relative» par rapport au niveau de vie considéré comme «normal», mais elle demeure un problème majeur puisque les pauvres sont exclus de la vie sociale.

Les spécialistes soulignent que de la pauvreté est difficile à mesurer de par le système suisse, éclaté en dix branches d’assurance sociale différentes et une multitude de régimes cantonaux, parfois communaux. Un système complexe, à la fois lacunaire et dépassé.

Augmentation de l’inégalité

Selon l’Office fédéral de la statistique, 3% de la population (231’046 personnes) ont recouru à l’aide sociale en 2010, chiffre stable depuis 2008. Mais il n’existe pas de véritable statistique sur la pauvreté, difficile à mesurer. Est-ce le degré de privation de biens de consommation? Une période de crise au cours d’une vie? Un état de longue durée?

De manière générale, la misère urbaine qui se développe depuis quelques années est connue, parfois visible, mais pas recensée. Il y a en effet des populations mendiantes, ou sans domicile fixe, ou des étrangers sans papiers qui échappent aux enquêtes, qui se font par téléphone… On sait que les lieux d’accueil pour la nuit sont débordés. La semaine dernière, des requérants d’asile ont passé la nuit dans les rues de Bâle, faute de places.

Pour le sociologue Jean-Pierre Tabin, professeur à la Haute Ecole de travail social et de la santé de Lausanne, ce n’est pas la pauvreté, mais plutôt l’inégalité sociale qui se creuse depuis une dizaine d’année. «Il est clair qu’on a appliqué une politique d’encouragement à la richesse, notamment par une baisse de la fiscalité des très hauts revenus et une série d’actions politiques qui font que les très riches participent beaucoup moins à la solidarité sociale qu’auparavant», déclare-t-il à swissinfo.ch.

Ce ne sont pas les pauvres qui sont plus pauvres, mais les riches qui sont plus riches, comme un peu partout dans le monde. «Entre 1997 et 2008, le nombre de personnes gagnant plus d’un million de francs par an a été multiplié par cinq, alors que le revenu moyen n’a pratiquement pas bougé», indique encore l’Almanach de Caritas.

Pas des dépenses, des investissements

En Suisse, les dépenses sociales atteignent plus de 25% du budget et les réformes visant à réduire les dépenses publiques se multiplient. Assurances maladie, vieillesse, invalidité, chômage, aide sociale: depuis quelques années, différents rapports plus alarmistes les uns que les autres insistent sur la nécessité de réduire les coûts.

Une erreur simpliste, pour Jean-Pierre Tabin. Selon lui, ces sommes ne doivent pas être considérées uniquement comme des dépenses, mais aussi comme un investissement.

Exemple: les frais de médicaments payés par l’assurance maladie rapportent gros à l’industrie pharmaceutique. «Les dépenses sociales sont créatrices de richesses, parce qu’elles créent de la consommation. Le discours politique ne dit pas que, grâce à ses indemnités, un chômeur ou un retraité peuvent continuer de consommer. Ils font ainsi fonctionner l’économie et cela a un effet de relance considérable», explique-t-il.

En outre, la création du filet social répond à des intérêts économiques. Elle est certes issue des revendications syndicales, mais surtout de la volonté des Etats-nations de stabiliser le salariat.

«Quand la Suisse a créé l’assurance chômage en 1924, c’était pour s’assurer que les travailleurs restent sur place jusqu’à ce que l’économie ait à nouveau besoin d’eux, poursuit Jean-Pierre Tabin. L’aide est conçue à la fois comme une caisse d’assurance et comme une sorte d’office de placement, qui permettent de contrôler que la volonté de travail existe et de ne garder que les travailleurs stables.»

Autre exemple: l’assurance accidents, l’une des premières créée en Suisse en 1918, visait surtout à éviter que les ouvriers ne se retournent contre l’employeur en cas d’accident. «L’assurance introduit un tiers, et il n’y a plus de procès, plus de guerre des classes.»

Financiarisation des politiques sociales

Actuellement, le régime de régulation sociale se transforme parallèlement au développement des marchés financiers, de la compétitivité et de la mondialisation, contraignant les entreprises à limiter les coûts de production.

«Dans le discours globalisé sur les dettes publiques, comme en Grèce, ce sont les marchés financiers qui font pression sur la protection sociale. Ce qui est très nouveau en Europe, c’est de voir les banques (le FMI, la Banque mondiale ou la Banque européenne) dicter leurs règles, en dehors de la souveraineté politique traditionnelle.»

Jean-Pierre Tabin prédit que des économistes «vont bientôt lancer un cri d’alarme sur les effets des réductions des possibilités de consommation de la population». Henry Ford ne disait-il pas qu’il fallait payer suffisamment les ouvrier pour qu’ils puissent s’acheter… une Ford? Dans ce processus de «financiarisation de la politique sociale», les actionnaires sont loin des soucis des industriels pour l’instant, mais l’économie réelle pourrait bien avoir un effet sur les gains en bourse… et donc le dernier mot?

En 2010, l’économie suisse s’est mieux portée qu’attendu. Mais les classes de revenus inférieurs, les personnes pauvres et nécessiteuses n’en ont pas du tout profité.

Dans les pays voisins, la dette de l’État explose, mais en Suisse, le budget 2010 de l’État se clôt sur un excédent de 3,6 milliards de francs. On attend un excédent pour 2011 également.

Dans le classement des pays 2010 du Crédit Suisse, la Suisse se trouve en 3e plus mauvaise place pour ce qui concerne l’inégalité de revenus, devant Singapour et la Namibie: 3% des contribuables privés dispose d’un revenu net égal aux 97% des autres contribuables.

Entre 1997 et 2008, le nombre de personnes gagnant plus d’un million de francs par an a été multiplié par cinq, alors que le revenu moyen n’a pratiquement pas bougé.

La pauvreté menace de 8 à 14,6% de la population: personnes peu qualifiées, ou élevant leurs enfants seules, les familles nombreuses et les femmes, surtout d’origine étrangère.

 

(Source: Almanach social de Caritas 2012)

L’aide sociale est un droit depuis 1995 mais ses principes remontent à la Réforme, parallèlement à la formation des communes.

Pour contrôler l’exode des pauvres, il a été décidé que les communes d’origine devaient venir en aide à «leurs» pauvres et dresser la liste de leurs citoyens.

Cette conception fait l’originalité de la nationalité suisse sur trois niveaux: communal, cantonal et fédéral.

La loi fédérale de 1977 impute la mise en oeuvre aux cantons et communes de domicile, du fait de la mobilité accrue de la population et pour régler la situation des étrangers, qui n’ont pas encore de domicile.

Selon l’Office fédéral de la statistique, 3% de la population (231’046 personnes) ont recouru à l’aide sociale en 2010, chiffre stable depuis 2008.

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