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«Dutti», l’entrepreneur qui a donné son empire

Sculpture en bois de Gottlieb Duttweiler
Gottlieb Duttweiler représenté dans une sculpture en bois en 2017 pour la campagne #Woodvetia Keystone/Peter Klaunzer

Le 15 mars 1948 ouvrait à Zurich un magasin d’alimentation self-service. C’était le premier de Suisse et l’un des tout premiers d’Europe. C’était l’œuvre de l’entrepreneur, politicien et philanthrope Gottlieb Duttweiler, l’homme qui a donné son entreprise aux clients et développé le concept de «capital social».

Gottlieb Duttweiler a découvert les supermarchés en libre-service durant un voyage aux Etats-Unis. Il a alors décidé d’adapter le modèle au Vieux Continent. A cette époque, personne en Europe n’avait encore jamais vu un client remplir lui-même son caddie et fait la queue pour passer à la caisse.

A en juger par les images de l’inauguration, les clients ont immédiatement fait confiance à la nouvelle Migros. La bonne intuition fut alors d’éviter les dispositions trop géométriques et de moduler la lumière, pour obtenir une ambiance plus proche de celle d’un marché ou même de la maison.

Un environnement encore plus proche des goûts de la ménagère, la grande alliée de «Dutti», qui connaissait cet entrepreneur présent sur le marché depuis 1925 et qui avait réduit sa marge de bénéfice de l’habituel 20-25% à 8%.

Des fleurs et des prix ronds

Gottlieb Duttweiler a aussi conquis les consommateurs avec des fleurs. En 1947, il a été le premier non-fleuriste à en vendre. Alors qu’à Zurich il fallait débourser 50 centimes pour un seul œillet, on pouvait trouver un bouquet de 16 pièces pour 1 franc à la Migros.

Le prix rond et un principe que Gottlieb Duttweiler pratiquait déjà avant d’ouvrir des magasins. Pour que ses conducteurs de camions de livraison ne perdent pas trop de temps à rendre la monnaie aux clients, le montant demandé était fixe et c’était uniquement la quantité de produit qui était modifiée, si nécessaire.

Premier camion de la Migros.
Les premiers camions de la Migros ont fait leur entrée au musée. Keystone

Ainsi, les œillets et les roses sont entrés également dans les maisons des familles modestes, de la même manière qu’un douzaine d’années auparavant, les portes de nombreux foyers s’étaient ouvertes à un voyage avec Hotelplan («vacances pour tous», 1935).

L’assortiment des supermarchés Migros s’adaptait au style de vie du Suisse moyen.

Des origines à l’affrontement avec les géants

Fils d’un petit commerçant, Gottlieb Duttweiler (1888-1962) commence très jeune à voyager à travers l’Europe avec des échantillons de café, de riz et d’autres produits coloniaux. A 26 ans, il devient directeur de l’entreprise dans laquelle il était déjà associé minoritaire.

C’est à cette période, dès le début de la Première Guerre mondiale, qu’il apprend à négocier avec les pays producteurs et qu’il imagine un commerce sans intermédiaires. Mais il sous-estime la crise monétaire internationale de 1921 et, après avoir pratiquement tout perdu, il émigre au Brésil où il tente vainement de devenir cultivateur de café.

A son retour en Suisse, quelques années plus tard, Gottlieb Duttweiler réalise son projet: faire le pont entre producteurs et consommateurs. D’ailleurs, pendant des années «die Brücke» (le pont) sera justement le slogan de son entreprise.

Ne disposant pas de capitaux importants pour ouvrir des magasins, il début en achetant cinq camions qui vont changer pour toujours le commerce de détail en Suisse. Les véhicules Migros livreront des produits dans les régions reculées de Suisse jusqu’au tout début du 21e siècle.

Camion Migros des années 80-90
Un camion Migros des années 80-90. Les clients entraient par l’arrière, traversaient des rayons placés dans le camion, puis payaient et sortaient à la hauteur de la cabine de pilotage. Keystone

Les premiers camions (1925) vendent peu d’articles: du sucre, des pâtes, du café, du riz et du savon (aussi de la graisse de coco sur commande). L’absence d’intermédiaires permet de pratiquer des prix encore jamais vus. Dans le cas du riz, le prix est divisé par deux, ce qui constitue une vraie manne pour les familles ouvrières.

Gottlieb Duttweiler connaît un succès immédiat et réinvestit ses profits. Ses camions commencent à s’arrêter en dehors de la ville de Zurich, il ouvre un premier magasin dans le quartier industriel de la ville et augmente, petit à petit, le nombre d’articles.

Inutile de dire que cette expansion ne plaît pas aux commerçants, intermédiaires et producteurs d’articles de marque qui commencent à refuser de le fournir.

Réagir à l’adversité

Ces derniers, convaincus de pouvoir le combattre en le boycottant, lui offrent l’une de ses plus grandes idées dans toute l’histoire de la Migros: produire soi-même. Gottlieb Duttweiler achète sa première usine en 1928. Son premier article de «marque propre» est du jus de pommes.

Sur le même principe, lorsqu’un décret fédéral interdit l’ouverture de nouveaux magasins de détail en 1935, «Dutti» décide d’entrer en politique et fonde l’Alliance des indépendants, un mouvement qui obtient 5 sièges au Parlement en 1935 déjà.

Contenu externe

En réalité, avec ce mouvement et le journal «Die Tat», Gottlieb Duttweiler veut défendre bien plus qu’une simple entreprise. Il se bat pour son idée de nouvelle économie de marché sociale.

Durant la Seconde Guerre mondiale, il parvient à obtenir une plus grande visibilité pour son entreprise en diffusant des films avec des conseils d’économie domestique. Ils apprennent à mieux utiliser les ressources et font en même temps de la publicité pour les produits Migros.

Alors qu’il fait immerger dans le lac de Thoune d’énormes «garde-manger sous-marins» pour stocker les céréales, l’entrepreneur et politicien soutient aussi la résistance culturelle de la Suisse avec des initiatives éditoriales et cinématographiques, comme le livre de l’Exposition nationale de 1939 et le film «Le landamann Stauffacher», qui conquiert les salles suisses en 1941.

En 1944, en vue de la réouverture des frontières, il lance des cours de langue à prix populaires. Cette première offre de formation donnera naissance à l’Ecole-ClubLien externe, qui reste aujourd’hui encore l’une des particularités de Migros.

Naissance de la coopérative

C’est toujours durant cette période de guerre que Gottlieb Duttweiler et sa femme Adele font leur geste le plus spectaculaire: ils transforment la Migros en une coopérative et cèdent les parts à 100’000 clients inscrits, ne gardant qu’une petite partie de cette fortune pour eux-mêmes.

Plus tard, le couple cédera aussi sa maison et le parc attenant, qui accueillera l’Institut Gottlieb DuttweilerLien externe d’études économiques et sociales. Le patron de la Migros en posera la première pierre le 8 juin 1962, cinq jours avant sa mort.

En d’autres termes, le couple offre un empire (une entreprise avec un chiffre d’affaires de 70 millions de francs) mais lui donne une structure de société ou personne ne peut acquérir trop de pouvoir, de manière à pourvoir continuer d’être une entreprises responsable.

Les raisons de ce choix sont en réalité controversées. Pour certains, il ne s’agit pas de philanthropie, mais d’une stratégie qui a permis à Gottlieb Duttweiler de rester l’«homme fort» de la Migros jusqu’à sa mort.

Observé aux USA et en URSS

En 1953, la Boston Conference on Distribution accorde un prix à Gottlieb Duttweiler pour avoir réalisé une forme de distribution unique. Et deux ans plus tard, une délégation soviétique lui rend visite en Suisse.

Mais le «capital social» n’est pas le socialisme. Il est plutôt pensé comme un antidote, explique Gottlieb Duttweiler, pour «s’opposer à l’idée communiste du travail en groupe» à travers un capitalisme moral, libéré du rendement de l’argent et avec l’homme remis au centre.

En 1957, le principe du Pourcent culturelLien externe est inscrit dans les statuts de l’entreprise. 1% du chiffre d’affaires de l’entreprise doit être dépensé pour des objectifs non commerciaux: des programmes culturels, sociaux et de formation.

Bibliographie


Dictionnaire historique de la Suisse, Gottlieb DuttweilerLien externe
Curt Riess: Gottlieb Duttweiler – Une biographie, 1965
Alfred A. Häsler: L’aventure Migros, 1985
Peter P. Riesterer: Gottlieb Duttweiler en paroles et en images, 1988

(Traduction de l’italien: Olivier Pauchard)

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