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Test de résistance mondial pour la liberté d’expression

L’humour contre la rumeur: comment Taïwan désamorce les fake news

Portrait von Audrey Tang
Militante du mouvement étudiant des Tournesols, Audey Tang officie aujourd'hui comme ministre du Numérique auprès du gouvernement taïwanais. swissinfo.ch / Audrey Tang

Les démocraties du monde entier se démènent pour répondre au défi croissant de la désinformation en ligne. Audrey Tang, ministre taïwanaise du Numérique, explique comment la démocratie et les outils numériques sont devenus inséparables dans cet État insulaire.

Audrey Tang peut s’enorgueillir d’une trajectoire unique. Après avoir quitté l’école à 14 ans, elle se forme aux technologies numériques avant de lancer sa première start-up . Après avoir participé au Mouvement des TournesolsLien externe au printemps 2014, elle devient en 2016 la première ministre transgenre au monde. La tâche d’Audrey Tang consiste désormais à faire de Taïwan un leader mondial de la démocratie numérique. Depuis que le petit État insulaire asiatique a réussi à maîtriser le coronavirus mieux que n’importe quel autre pays, elle apparait régulièrement dans les médias internationaux.

Série SWI #freedomofexpression

En principe, tout devrait être clair comme de l’eau de roche. La Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) et le Pacte des Nations unies relatif aux droits civils et politiques (1966) stipulent que «tout individu a droit à la liberté d’expression, ce qui implique le droit de chercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix.» En Europe, la Convention européenne des droits de l’homme (1950) confirme la liberté d’expression comme un droit juridiquement contraignant (article 10). La Suisse consacre cette liberté fondamentale à l’article 16 de sa constitution de 1999.  

Dans la pratique, cependant, ces principes fondamentaux restent contestés. De nombreux gouvernements dans le monde ne protègent pas le droit à la liberté d’expression, mais le sapent de plus en plus. Dans d’autres parties du monde, des individus et des groupes brandissent le terme «liberté d’expression» pour justifier des discours discriminatoires et haineux. Mais bien qu’il s’agisse d’un droit universel, la liberté d’expression n’est pas un droit absolu. La garantir et l’appliquer est toujours un exercice d’équilibriste.

Dans une nouvelle série de SWI swissinfo.ch, nous abordons ces différents aspects, défis, opinions et développements autour de la liberté d’expression, en Suisse et dans le monde. Nous offrons une plateforme aux citoyens pour qu’ils puissent s’exprimer sur la question, nous proposons des analyses de spécialistes renommés et nous mettons en lumière les évolutions locales et mondiales. Bien entendu, les lectrices et les lecteurs sont invités à se joindre au débat et à faire entendre leur voix.

Comme l’explique Audrey Tang au quotidien Neue Zürcher Zeitung, elle ne travaille pas pour le gouvernement, mais avec le gouvernement. Elle ne dirige pas un ministère à gros budget, ni une armée de bureaucrates. Elle se considère plutôt comme un lien direct entre les gouvernants du pays, d’une part, et les électeurs et les militants, d’autre part.

Seuls quelques pays continuent d’entretenir des relations diplomatiques officielles avec Taïwan. La Suisse, elle, n’en a jamais euLien externe. Pékin considère en effet que l’île (et ses 23 millions d’habitants) est une province chinoise. Pourtant, malgré ces circonstances, Taïwan a réussi à devenir une pleine démocratie. Dans le dernier classement de la démocratie de l’hebdomadaire The Economist, Taïwan se place juste devant la Suisse.

swissinfo.ch: Aujourd’hui, les médias sociaux sont perçus davantage comme une perte pour la démocratie que comme un gain. Les discours haineux et les fake news sont régulièrement pointés du doigt comme des dangers. Partagez-vous ce pessimisme?

Audrey Tang : Je ne pense généralement pas dans une optique d’optimisme et de pessimisme. J’ai tendance à penser en termes d’infrastructure prosociale (ayant le souci de l’autre), civique, par opposition à une infrastructure antisociale, privée.

Les médias sociaux, qu’ils soient antisociaux ou prosociaux, peuvent toujours rester sociaux. De même qu’il existe des lieux physiques où les gens peuvent parler de politique de manière structurée – une mairie, un parc ou une université – les gens peuvent aussi parler de politique dans un bar bruyant ou une boîte de nuit. Dans ces endroits, les gens doivent crier et rivaliser avec les boissons alcoolisées, les videurs privés, etc. qui les entourent. Dans ce cas, il y a également une discussion en cours, mais elle n’est peut-être pas aussi prosociale.

Nous avons également différentes configurations pour l’interaction sociale dans l’espace numérique. À Taïwan, le Mouvement étudiant des Tournesols a été largement responsable de la création de sa propre infrastructure de communication basée sur ce que l’on appelle les «situational applicationsLien externe».

Ici, les espaces numériques sont créés et codés en fonction des besoins de communication dans la zone concernée. Nous ne nous adaptons pas aux coins antisociaux des médias sociaux. Nous façonnons les interactions comme le souhaitent les participants. C’est le cas à Taïwan depuis 25 ans.

Audrey Tang in her office
Audrey Tang dans son bureau ministériel en décembre 2020. Keystone / Chian Ying-Ying

Pour rester dans l’image de la boîte de nuit ou du parc public , dans ces endroits, il faut aussi des directives sur la façon de se comporter…

Une mairie n’est pas n’importe quel lieu. L’hôtel de ville induit un ensemble de normes comme le fait de parler et d’écouter à tour de rôle. Ces normes sont importantes. L’idée taïwanaise de la démocratie comme forme de technologie rend très bien compte de cette norme. Si quelqu’un pense que quelque chose ne va pas dans le processus démocratique existant, il ne se contente pas de protester pour le plaisir. Les gens manifestent afin de montrer comment les choses pourraient être améliorées, tout comme nous pouvons essayer différents modèles de logiciels ou de parcs publics.

Je tiens à souligner que si, au siècle dernier, on disait souvent «il faut savoir lire et écrire pour participer à la démocratie», aujourd’hui on dit «il faut avoir les compétences pour participer à la démocratie numérique». La différence est que l’alphabétisation consiste à recevoir, alors que la compétence est une cocréation.

Comment aidez-vous les gens à acquérir cette compétence?

Au lieu de dire aux jeunes «deviens adulte, ensuite tu pourras participer à la démocratie», nous leur disons «vas-y et lance tes initiatives citoyennes».

Plus d’un quart des initiatives citoyennes à Taïwan sont des plateformes de démocratie numérique lancées par des personnes de moins de 18 ans. Beaucoup d’entre elles ont un impact important, comme l’interdiction des pailles en plastique dans notre boisson nationale, le bubble tea.

Ce qui est important ici, c’est l’apprentissage tout au long de la vie, la solidarité intergénérationnelle, le mentorat inversé et le fait de s’assurer que les jeunes puissent définir l’agenda, afin qu’ils se sentent inclus dans la démocratie avant même l’âge adulte.

Que faut-il faire pour que les médias sociaux commerciaux privés soient moins antisociaux?

S’ils étaient prêts à agir de manière prosociale, une grande partie de leur infrastructure existante pourrait être positive. À Taiwan, s’ils ne travaillent pas de manière prosociale, ils savent qu’ils seront confrontés à un retour de bâton social.

En d’autres termes, lorsque les gens ont une idée claire de ce qui est considéré comme une norme, les multinationales de médias sociaux qui violent cette norme seront confrontées à de nombreux problèmes.

S’il n’y a pas de norme particulière pour une certaine question, par exemple la transparence du financement des campagnes électorales, alors, bien sûr, les entreprises de médias sociaux peuvent tout simplement ignorer l’État.

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À Taïwan, la société civile a littéralement occupé le Parlement pour exiger la transparence. Ils ont pénétré dans l’Office national d’audit pour recueillir des copies carbones des rapports de dépenses de campagne, puis les ont scannées pour en faire des données numériques et analysables.

Cette transparence durement gagnée en matière de dépenses de campagne est devenue une norme sociale. Facebook ne peut donc pas refuser une demande sociale populaire de publier les publicités politiques et sociales sur sa plateforme sous forme de données ouvertes en temps réel. L’ingérence ou le parrainage étrangers sont tout simplement interdits, de la même manière que le financement des campagnes. Mais nous n’avons pas adopté de loi pour les interdire. Il s’agit d’une sanction entièrement sociale.

Vous avez un slogan pour lutter contre les fake news : «L’humour plutôt que la rumeur». Un logiciel détecte la désinformation dans les médias sociaux, et avant qu’elle ne devienne virale, vous envoyez votre propre message, qui se moque de la fausse nouvelle. L’objectif est que ces messages se répandent plus rapidement que la désinformation. Est-ce bien la méthode suivie?

Oui, et parmi nos vérificateurs de faits, il y a beaucoup d’élèves de l’enseignement secondaire. Cela fait partie de ce que j’ai appelé la compétence.

Avez-vous des outils ou des idées similaires pour lutter contre les discours de haine sur Internet?

Les gens peuvent signaler du contenu à un outil de contre-désinformation, comme Line (application de messagerie japonaise). Il peut s’agir de désinformation intentionnelle qui nuit au bien public. Il peut également s’agir d’un simple spam, comme un courrier indésirable classique [rires]. Il y en a encore beaucoup sur les canaux de messagerie. Il peut également s’agir de discours haineux. Lorsque ce type de contenu est signalé, le tableau de bord de la plateforme Line montre ce qui est tendance, ce qui devient viral, mais sans préciser s’il s’agit de désinformation, de spam, de discours haineux ou autre.

Ce qui est viral n’est pas nécessairement toxique. Mais quand c’est toxique, un système de détection précoce permet à la stratégie de «l’humour plutôt que la rumeur» de prendre effet. En effet, si vous attendez une semaine, voire une seule nuit, les «mèmesLien externe» toxiques ont déjà pénétré dans la mémoire à long terme des gens.

Lorsque nous diffusons en quelques heures une réponse amusante, cela motive les gens à partager quelque chose d’agréable, plutôt que des représailles ou des propos discriminatoires, et les gens se sentent alors beaucoup mieux. La clé, c’est la réaction rapide. En ligne, vous pouvez avoir le meilleur des plans, mais il ne fonctionne pas si vous attendez quelques jours.

Frédéric Burnand

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