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L’impunité recule, malgré la fuite d’un suspect algérien

Bouguerra Soltani (ici en 2007) a interrompu son voyage en Suisse alors qu'il faisait l'objet d'une plainte déposée auprès de la justice fribourgeoise. AFP

Accusé de torture, un responsable politique algérien échappe de peu à la justice suisse, probablement grâce à une fuite. Un échec qui montre néanmoins que les responsables de crimes de guerre et de torture ne peuvent plus voyager en toute impunité.

Bouguerra Soltani, chef du parti islamiste du Mouvement de la société pour la paix et ancien ministre algérien, était en visite à Genève la semaine dernière et aurait dû poursuivre son voyage à Fribourg pour participer à une conférence de la Ligue des musulmans de Suisse, le 17 octobre.

Selon l’ONG suisse TRIAL, spécialisée dans la traque des responsables de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de torture, Bouguerra Soltani aurait écourté son séjour en Suisse suite à une dénonciation pénale déposée à son encontre pour actes de torture auprès du juge d’instruction du canton de Fribourg.

Tout en regrettant la fuite de Bouguerra Soltani, TRIAL se félicite que «la justice suisse ait pris au sérieux ses engagements internationaux en engageant une procédure contre une personne suspectée d’avoir commis des actes de torture».

La plainte a été déposée par Nouar Abdelmalek, réfugié politique en France et soutenu par l’ONG TRIAL. Cet ancien fonctionnaire du ministère algérien de la Défense, devenu par la suite journaliste, avait mis en cause les agissements de Bouguerra Soltani, alors ministre d’Etat, dans une affaire de recrutement d’un jeune islamiste algérien.

Centre de torture

Arrêté sur la base d’accusations fallacieuses, selon TRIAL, Nouar Abdelmalek affirme avoir subi de nombreux sévices durant une séance de torture qui aurait été dirigée par Bouguerra Soltani le 1er juillet 2005 au centre de Châteauneuf, «tristement célèbre pour être le centre de torture et de détention arbitraire le plus important du pays», selon l’ONG.

De son côté, Jean-Luc Mooser, juge d’instruction à Fribourg, précise avoir reçu la plainte de Nouar Abdelmalek le 12 octobre. «J’ai tout de suite demandé au ministère suisse des Affaires étrangères (DFAE) si cette personne était couverte par l’immunité diplomatique. Le ministère m’a répondu deux jours plus tard que ce n’était pas le cas», précise le juge.

Vendredi dernier, le juge a entendu le plaignant. Sur la base de cette audition, il a demandé à la police fribourgeoise si l’accusé était bien sur le territoire du canton. «S’il s’y était trouvé, ajoute Jean-Luc Mooser, je lui aurait notifié une citation à comparaître pour l’entendre et le confronter aux accusations dont il fait l’objet.»

L’affaire s’est donc arrêtée là, faute d’accusé. «L’obtention de preuves aurait de toutes manière été difficile, puisque les actes reprochés à l’accusé se sont déroulés en Algérie il y a cinq ans», précise encore le juge.

Protégé par une fuite?

Cet échec laisse songeur l’avocat du plaignant: «Je suis très perplexe, lâche François Membrez. Je fais totalement confiance à l’appareil judiciaire fribourgeois et à son professionnalisme. J’exclus donc totalement une fuite de leur part. Nous-mêmes avons été extrêmement discrets pour parvenir à notre but, soit l’interpellation de Bouguerra Soltani.»

Mais François Membrez n’entend pas en rester là. «Pour l’heure, nous examinons toutes les pistes pour comprendre ce qui s’est passé et voir quelle suite donner à cette affaire. Notre client est en effet très déçu de la tournure des événements. Il est donc trop tôt pour se prononcer sur l’origine de cette fuite éventuelle. A notre connaissance, personne d’autre n’était au courant. Mais nous nous refusons à tirer des conclusions hâtives», précise l’avocat.

Détail troublant: un article paru dimanche dernier dans le journal algérien Echourouk dédouane Bouguerra Soltani d’actes de torture et accuse Nouar Abdelmalek de mensonge. Et ce alors que la procédure du juge fribourgeois n’était apparemment connue que de son bureau, du plaignant, de l’ONG TRIAL qui le soutient et du DFAE.

Interpellé, le ministère suisse des Affaires étrangères fait preuve de concision. «Nous ne nous prononçons pas sur cette affaire. Adressez-vous au juge», répond à swissinfo.ch Andreas Stauffer, porte-parole du DFAE.

Des voyages à risque

Quoi qu’il en soit, cet échec n’est pas entièrement négatif, selon le président de l’ONG TRIAL. «C’est un signal important pour les victimes que de savoir que leur bourreau peut être poursuivi à l’étranger. C’est un ballon d’oxygène», assure Philip Grant.

De fait, la traque des tortionnaires et des criminels de guerre bénéficie d’un maillage de plus en plus serré. «Un réseau de victimes et d’ONG est en train de se mettre en place dans le monde entier. Une réunion est d’ailleurs prévue prochainement à Bruxelles pour définir des stratégies communes», précise Philip Grant.

Un point de vue que partage Marcelo Kohen, spécialiste du droit international à l’Institut de hautes études internationales et du développement. «Il y a une prise de conscience que les crimes de cet ordre ne peuvent rester impunis. Et ce indépendamment de la volonté des gouvernements.»

Et ce spécialiste du droit international de conclure: «Depuis l’affaire Pinochet (arrêté à Londres en 1998,NDLR), il y a une tendance qui va dans le sens du jugement des criminels de guerre, lorsqu’ils se déplacent hors de leur pays. Nous sommes actuellement dans une phase de consolidation de cette obligation générale de juger ou d’extrader les personnes poursuivies pour des crimes condamnés par les conventions internationales.»

Frédéric Burnand, Genève, swissinfo.ch

MSP Le Mouvement de la société pour la paix (MSP) (appelé autrefois Hamas) est un parti politique algérien islamiste créé le 6 décembre 1990 par Mahfoud Nahnah, qui fut son chef jusqu’à son décès en 2003.

Chef Bouguerra Soltani est l’actuel président du MSP

Code de la famille Favorable au projet de réconciliation nationale prônée par le président Bouteflika (adopté par référendum et contesté par l’opposition) , ce parti est fortement opposé au changement du Code de la famille algérienne largement inspiré de la tradition islamique.

Parlement Lors des élections législatives du 17 mai 2007, le MSP obtient 9,71% des voix et 52 sièges. Ce scrutin a été boycotté par l’opposition.

3e mandat présidentiel La politique de soutien de Soltani au président Abdelaziz Bouteflika (en particulier dans la recherche d’un 3e mandat présidentiel) entrainera la démission de plusieurs membres du MSP dont Abdelmadjid Menasra et 8 autres parlementaires et la création d’un nouveau parti islamiste le 16 avril 2009 : le Mouvement pour la prédication et le changement.

Source: wikipedia

Plusieurs juridictions. En Suisse, la juridiction varie selon le type d’infraction au droit international. La justice militaire est compétente pour juger des crimes de guerre (deux procès tenus en Suisse: un Rwandais condamné et un Bosno-serbe acquitté), les crimes de génocide dépendent du Ministère public de la Confédération (MPC). Les actes de torture sont examinés par les justices cantonales.

Réforme. Une réforme est en cours au Parlement donnant à la justice fédérale (MPC) la compétence de poursuivre l’ensemble des crimes de guerre, des crimes contre l’humanité et des génocides. Et ce pour être en conformité avec le Statut de la Cour pénale internationale auquel la Suisse a adhéré.

Une fois cette réforme judiciaire accomplie, la Suisse sera dans la moyenne européenne en matière de lutte contre l’impunité.

Liens avec la Suisse. Pour entamer une procédure judiciaire, il faut que l’accusé se trouve en Suisse et, dans le cas de la justice militaire, il faut démontrer un lien étroit avec la Suisse (par exemple, venir en Suisse pour y rencontrer son banquier ne suffit pas).

Immunité. Pour être inculpé, l’accusé ne doit pas être couvert par l’immunité diplomatique.

Engagement. La Suisse apporte un important soutien à la Cour pénale internationale et réaffirme à chaque fois qu’elle le peut l’importance de la lutte contre l’impunité.

Source: TRIAL

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