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Le 1er mai, ce sismographe de la lutte des classes

Le 1er mai mobilise chaque année plusieurs milliers de personnes dans les villes suisses. Keystone

Depuis son introduction en 1890, la Fête du travail a reflété les hauts et les bas des revendications ouvrières et de la lutte des classes en Suisse. C'est ce que rappelle l'historien Urs Anderegg dans un livre qu'il vient de publier. Interview.

swissinfo: Comment s’est développée la tradition du 1er mai en Suisse?

Urs Anderegg: La Fête du travail a représenté dès le départ une sorte de catalyseur de la volonté de cohésion et des aspirations de la classe ouvrière, qui n’a cessé de croître, surtout dans les quartiers populaires des villes. A l’époque, le Parti socialiste (PS) était naissant et les syndicats étaient encore en gestation. Les ouvriers ont ainsi adhéré immédiatement à l’appel lancé par la 2e Internationale socialiste, mais en ordre dispersé: le 1er mai était fêté de manière très différente selon les cantons, les villes ou même les usines.

swissinfo: Quelle a été la réaction de la bourgeoisie aux manifestations ouvrières?

U. A.: Contrairement à d’autres pays européens comme l’Allemagne ou la France, où les interventions policières étaient fréquentes, la Fête du travail a été relativement bien acceptée en Suisse. Au départ, la bourgeoisie a bien sûr été un peu préoccupée et des travailleurs ont été licenciés pour avoir abandonné le travail le 1er mai. Mais les premières peurs se sont ensuite dissipées, d’autant plus rapidement que la fête se déroulait de manière pacifique. Les premières années, les manifestations étaient assimilées en partie aux cortèges de carnaval ou aux défilés des corporations d’artisans.

swissinfo: Mais la lutte des classes s’est progressivement renforcée et radicalisée au début du 20e siècle, en Suisse comme ailleurs.

U. A.: Oui, cette tendance s’est exprimée notamment dans le programme marxiste adopté par les socialistes en 1904. Elle s’est traduite par une forte augmentation du nombre d’adhérents au PS et aux syndicats. La classe ouvrière a ainsi pris conscience de sa force, ce qui s’est aussi reflété dans les manifestations du 1er mai. Les cortèges festifs se sont ainsi transformés en manifestations de revendications politiques précises.

A l’origine, les ouvriers marchaient des villes vers les campagnes, où des fêtes avaient généralement lieu. Au début du 20e siècle, on s’est mis à faire le chemin en sens inverse, de la périphérie vers le centre. A Zurich, par exemple, jusqu’à la Bahnhofstrasse, le coeur économique de la ville. Autre signal clair d’une politisation croissante de la manifestation, les emblèmes carnavalesques ou corporatifs ont fait place aux banderoles et autres symboles de la gauche.

swissinfo: Cette prise de conscience politique a atteint son apogée avec la grève générale de 1918?

U. A.: La révolution russe et les difficultés d’approvisionnement consécutives à la Première Guerre mondiale avaient créé un climat de forte tension politique, alimenté par l’élan révolutionnaire. L’armée s’est donc tenue prête à intervenir lors de la Fête du travail de 1918. Mais l’échec de la grève générale a provoqué une désillusion évidente dans les rangs de la gauche. C’est ainsi que la Fête du travail a commencé à perdre de l’importance, surtout dans les campagnes, et qu’elle est restée un phénomène plutôt citadin.

swissinfo: La lutte des classes a donc fait place à la politique de consensus en Suisse?

U. A.: La gauche a continué à exploiter le 1er mai pour lancer des slogans révolutionnaires. Mais la situation s’est rapidement calmée: dès le milieu des années 20, une politique de recherche de consensus et de paix sociale s’est développée entre la classe ouvrière et le patronat.

Cette politique s’est encore accentuée dans les années 30 après l’arrivée au pouvoir de Hitler en Allemagne: la menace du fascisme et de la guerre ont favorisé un esprit de cohésion et d’identité nationale. Lors du 1er mai 1938, on a ainsi pu voir des drapeaux suisses côtoyer les emblèmes traditionnels du socialisme. Ces menaces ont en outre renforcé les valeurs démocratiques de la gauche, qui s’est de plus en plus distancée de la lutte des classes marxiste.

swissinfo: Comment se fait-il que, contrairement à d’autres pays européens, la classe ouvrière suisse n’ait pas retrouvé sa combativité après la Seconde Guerre mondiale?

U. A.: Durant l’après-guerre, la stabilité politique et la prospérité économique ont certainement contribué à calmer toute velléité de lutte des classes en Suisse. Cela s’est vu aussi lors des manifestations du 1er mai: la volonté de manifester et de revendiquer a progressivement diminué après 1945. Les manifestations se sont transformées en défilés de fonctionnaires et d’ouvriers, en général plutôt âgés.

Ce n’est que plus tard que l’esprit revendicatif de la Fête du travail a été ravivé, essentiellement par les travailleurs immigrés et les divers mouvements de gauche nés après 1968, d’inspiration pacifiste ou antinucléaire.

swissinfo: Quelle est la valeur de cette fête aujourd’hui?

U. A.: En Suisse, elle représente depuis longtemps une sorte de rituel, qui permet aux militants et aux sympathisants de la gauche de se rencontrer et de réitérer leur attachement à certaines valeurs. Au niveau syndical, elle a des aspects un peu conservateurs, car on privilégie les acquis sociaux. Le 1er mai reste aussi important pour les groupes extraparlementaires et les associations de travailleurs immigrés qui ne disposent généralement d’aucune autre plate-forme pour faire connaître leurs revendications.

Interview swissinfo: Armando Mombelli
(Traduction de l’italien: Isabelle Eichenberger)

«Der 1. Mai in der Schweiz – Der Traum einer besseren Welt» (Le 1er mai en Suisse – Le rêve d’un monde meilleur) est paru en 2008 aux éditions Tectum, à Marburg. Il est pour l’instant uniquement disponible en langue allemande.

En 1889, la 2e Internationale socialiste a proclamé le 1er mai «journée de revendications ouvrières». L’année suivante, des millions de travailleurs ont répondu à l’appel dans divers pays d’Europe, y compris la Suisse.

La Suisse figure parmi les rares pays au monde qui ont célébré la Fête du travail sans interruption depuis 1890.

En Suisse, le nombre le plus élevé de manifestants a été enregistré lors du 1er mai 1919: 50’000 personnes avaient alors pris part au cortège dans la seule ville de Zurich.

Aujourd’hui, la fête rassemble bon an mal an entre 10’000 et 20’000 participants dans tout le pays. Ces dernières années, les manifestations de Zurich ont été accompagnées d’incidents violents provoqués par des groupes autonomes comme celui des Black Blocks.

Officiellement, ce jour n’est férié que dans une dizaine de cantons sur vingt-six.

Urs Anderegg est né en 1970 à Wangen an der Aare, dans le canton de Berne. Il a obtenu en 2007 son doctorat en histoire à l’Université de Berne.

En avril 2008, il a publié l’ouvrage «Der 1. Mai in der Schweiz – Vom Traum einer besseren Welt».

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