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Le cartel du cacao ouest-africain saura-t-il sortir du moule?

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illustration Helen James / swissinfo.ch

Une initiative conjointe du Ghana et de la Côte d’Ivoire pour relever le prix des fèves de cacao s’est engluée dans la pandémie de Covid-19. Mais les deux pays reviennent à la charge pour regagner le terrain perdu et sortir des millions de cultivateurs de la pauvreté. En attendant d’être rejoints par d’autres.

Les deux principaux producteurs mondiaux de cacao en ont eu assez. Poussés durant la pandémie de Covid-19 à raboter les prix accordés aux acheteurs internationaux pour soutenir les ventes, Ghana et Côte d’Ivoire ont décidé d’unir leurs efforts.

L’Initiative Côte d’Ivoire-Ghana pour le cacao (CIGCI), qui vise à améliorer conditions de vie et prix payé au producteur, est à la manœuvre. Le 29 juillet à Accra, elle a annoncé qu’à partir d’août, les deux pays augmenteraient la prime versée aux cultivateurs. Il s’agit du fameux différentiel d’origine (OD), une marge qui s’ajoute au prix mondial pour les fèves de qualité élevée.

Les deux années précédentes, ce différentiel avait été réduit de 150% dans un effort désespéré des conseils du cacao des deux voisins d’écouler les stocks. La prime à même d’accroître les revenus de millions de cultivateurs s’était muée en un rabais prétéritant les recettes fiscales.

«Vous [les acheteurs internationaux de cacao] obtenez encore et toujours la même qualité, mais en tant que marché, vous estimez que le prix est trop élevé pour ce même marché et décidez de le réduire», lance Alex Assanvo, secrétaire exécutif de la CIGCI.

La même CIGCI a fixé un délai aux firmes chocolatières et cacaoyères, les enjoignant à ne plus demander de rabais sur le différentiel d’origine à partir du 20 novembre. Une exigence assortie de la menace de suspendre leurs programmes de durabilité et d’interdire l’accès aux plantations de cacao pour y évaluer les récoltes.

Deux jours avant ce délai, un accord a entériné la création d’un groupe de travail regroupant producteurs et acheteurs. Son but: développer un mécanisme de prix durable sur le long terme pour garantir aux cultivateurs une rémunération équitable pour des fèves de qualité. Il présentera sa proposition d’ici la fin mars.

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L’industrie chocolatière suisse, fortement dépendante du Ghana (55% de ses importations de cacao), suit les négociations de très près. Elle compte sur des hausses de prix limitées, confrontée qu’elle est à des perturbations de la chaîne d’approvisionnement et à l’augmentation du coût des autres composants du chocolat.

La guerre en Ukraine affecte la sécurité énergétique, mais aussi l’approvisionnement en lécithine, tirée de l’huile de tournesol – un émulsifiant naturel qui contribue à lier entre eux les différents ingrédients du chocolat. Mais la principale préoccupation de la branche porte sur la hausse du coût des matières premières helvétiques dont les prix sont protégés. Le sucre et le lait notamment, explique Urs Furrer, directeur de Chocosuisse, la Fédération des fabricants suisses de chocolat.

«Nous sommes inquiets de voir les consommateurs moins disposés à payer des prix élevés du fait de la situation économique. Une réalité qui affecte tout particulièrement les produits premium comme le chocolat suisse, bien davantage que les produits de masse bon marché.»

Revenu de subsistance

Tandis que les fabricants se tracassent pour leurs profits, les producteurs s’inquiètent pour les revenus de leurs cultivateurs…

Selon un rapport publié en août par la plateforme d’études de marché MarketsandMarkets, le marché mondial du cacao pèse annuellement près de 128 milliards de dollars US. Or, s’ils représentent ensemble 60% de la production mondiale de fèves de qualité élevée nécessaires à la fabrication du chocolat, Ghana et Côte d’Ivoire affirment n’empocher que 6 milliards de dollars de ce gâteau.

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En Afrique de l’Ouest, un cultivateur de cacao sur cinq ne gagne même pas de quoi couvrir ses besoins vitaux. Reuters / Ange Aboa

Leurs cultivateurs peinent à joindre les deux bouts. Selon une analyse de données conduite par l’université de Wageningen (Pays-Bas) en novembre 2021, un million d’agriculteurs de ces deux pays d’Afrique de l’Ouest (sur un total de cinq millions) ne gagnent pas suffisamment pour subvenir à leurs besoins fondamentaux – alimentation, logement, habillement, éducation et soins médicaux.

Face à cette situation, les deux pays ne restent pas les bras croisés. Le 26 mars 2018 déjà, leurs présidents s’étaient rencontrés à Abidjan (Côte d’Ivoire) pour y signer la déclaration du même nom, formalisant un partenariat devant mener à l’augmentation des prix obtenus par leurs cultivateurs.

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Signature officielle de l’accord de création de l’Initiative Côte d’Ivoire-Ghana pour le cacao (CIGCI) à Accra en présence des ministres de l’Agriculture et des responsables des offices du cacao de Côte d’Ivoire et du Ghana (6 août 2021). cighci.org

L’année suivante, les deux conseils du cacao ont pris la décision historique de prélever un supplément de 400 dollars par tonne sur les exportations vers des pays comme la Suisse. Ce Différentiel de revenu décent (DRD) visait à accroître les revenus des cultivateurs et à les protéger contre la volatilité des prix.

Mais au moment où le cartel du cacao semblait parvenir à son objectif avec le DRD, la pandémie du Covid-19 a frappé, entraînant une chute de la demande de cacao et de chocolat. De quoi rendre intenable la surtaxe de 400 dollars la tonne sur le cacao des deux pays face aux prix des fèves commercialisées par l’Indonésie, le Nigeria et l’Équateur. Pour écouler leurs stocks, Ghana et Côte d’Ivoire ont donc vendu leurs récoltes au rabais, en rabotant leur différentiel d’origine.

«Le système est organisé de telle manière que les producteurs de cacao ne puissent jamais être gagnants, explique un négociant sous couvert de l’anonymat. Ils peuvent bien augmenter leurs prix, les acheteurs internationaux iront s’approvisionner ailleurs et les invendus seront écoulés au rabais plus tard».

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Environ 70% de la récolte de cacao du Ghana et de la Côte d’Ivoire est vendue à l’avance. Le prix de référence se base sur les contrats à terme négociés aux États-Unis sur l’Intercontinental Exchange (ICE). Il est ajusté pour inclure le Différentiel de revenu décent (DRD) et les différentiels d’origine. Les 30% restants sont vendus au comptant sur les marchés.

Les cultivateurs touchent 70% environ des recettes tirées des exportations de fèves, dont sont déduits les coûts de services – assurances et fret notamment – fournis par les conseils du cacao. Ces derniers mois, le prix minimum du cacao à la production pour le Ghana et la Côte d’Ivoire a fluctué dans une fourchette de 0,80 à 1,50 dollar par kilo, en fonction des taux de change.

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Les producteurs reçoivent environ 70% des recettes d’exportation des fèves de cacao, moins les coûts des services tels que l’assurance et le fret qui sont fournis par les offices du cacao. Godong / Alamy Stock Photo

L’impact sur le chocolat suisse

À ce stade, les tentatives du Ghana et de la Côte d’Ivoire pour recalibrer les prix du cacao n’ont pas découragé la branche chocolatière suisse – pas encore du moins.

Septième acteur mondial avec des ventes de 4,5 milliards de francs en 2021, Lindt & Sprüngli a «acheté du cacao avec tarification pleine du DRD et continuera à le faire», indique un porte-parole du chocolatier suisse vieux de 177 ans.

Le géant suisse de l’agroalimentaire Nestlé n’a pas modifié son approvisionnement depuis l’introduction du DRD, avec un peu moins de la moitié de ses fèves originaires du Ghana et de Côte d’Ivoire. La sixième firme chocolatière mondiale, 7,5 milliards de francs de confiseries écoulées en 2021, s’est même engagée pour la saison cacaoyère 2021/2022 à ajouter 40’000 tonnes aux presque 147’000 tonnes de cacao acquises en Côte d’Ivoire. Nestlé prévoit des volumes d’achat en Afrique de l’Ouest augmentant régulièrement jusqu’en 2025.

«Selon nos observations, rien ne montre jusqu’ici que nos membres réduisent leur approvisionnement auprès du Ghana et de la Côte d’Ivoire depuis l’introduction du DRD», assure Christian Robin, directeur général de la plateforme suisse du cacao durable (SWISSCO), une coalition de chocolatiers, détaillants, ONG et universitaires.

Christian Robin avertit toutefois qu’en dépit des efforts visant à accroître leurs revenus, les producteurs de cacao ne peuvent pas être entièrement protégés des règles du marché.

«L’application du DRD et l’évolution des différentiels nationaux doivent être considérés dans le contexte des dynamiques de marché en matière d’offre et de demande. Une offre excédentaire de cacao de certaines origines géographiques ou des entrepôts bien pleins peuvent par exemple influencer les prix sur le marché mondial et les différentiels».

Prendre les rênes

Avec la reprise progressive de la demande, la Côte d’Ivoire et le Ghana ont estimé en juillet le temps venu de relancer leurs efforts pour imposer les suppléments de prix du différentiel d’origine. Certains acheteurs ne se sont pas fait prier.

À mi-septembre, la Côte d’Ivoire a vendu des contrats d’exportation pour la récolte 2023/2024 avec une prime de différentiel d’origine non négative, une première depuis trois ans. L’acheteur Cargill, négociant en matières premières américain, a accepté de prendre en charge 25’000 tonnes de fèves sans exiger aucun rabais.

Décidés à renforcer leur position sur le marché, les deux pays cherchent à inciter d’autres gros producteurs de cacao à les rejoindre. Le 14 octobre, Nigeria et Cameroun, lesquels avaient décliné en 2018, ont signalé leur intérêt à rallier le cartel. La crainte de manquer le train (le Nigeria estime perdre chaque année 60 milliards de nairas, soit presque 125 millions de francs, en se privant de ponctionner le Différentiel de revenu décent) et les inquiétudes liées à la contrebande transfrontalière dopées par les DRD pourraient expliquer ce revirement.

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S’ils parviennent à s’accorder, les quatre pays pèseraient ensemble trois quarts de l’offre mondiale de fèves de cacao. De quoi assurer à la CIGCI une emprise plus forte sur le marché.

«Ce partenariat avec d’autres pays réduira la possibilité pour le secteur privé d’aller voir ailleurs, estime Alex Assanvo. Il nous permettra aussi de consolider et de renforcer notre pouvoir de négociation dans un contexte cacaoyer que nous voulons plus durable et plus profitable et menant à une prospérité partagée».

Relu et vérifié par Nerys Avery, traduit de l’anglais par Pierre-François Besson

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