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Rencontres avec Kapodistrias

Lorenzo Amberg

La ville de Lausanne vient de baptiser une allée du nom du fondateur de la République grecque, le comte Ioannis Kapodistrias. Pourquoi? Parce qu'il l'a sauvée de la domination de ses États voisins lorsqu'il était au service de la Russie. L'ancien ambassadeur suisse Lorenzo Amberg parle de ses rencontres avec Kapodistrias.

Célébré comme père de l’indépendance en Grèce à l’occasion du déclenchement de la guerre de libération du pays balkanique il y a 200 ans, le comte Jean Antoine de Capo d’Istria (Ioannis Kapodistrias dans sa dénomination actuelle) fut auparavant un grand diplomate de la Russie, durant le règne d’Alexandre 1er . Une fonction qui l’amena à s’impliquer fortement en faveur de la souveraineté helvétique. La Confédération suisse lui doit sa première constitution, la reconnaissance internationale de sa neutralité et de ses frontières inchangées jusqu’à ce jour. Pourtant, il reste largement inconnu dans ce pays.

Porträt Ioannis Capodistrias
Ioannis Capodistrias (1776-1831) fut le premier chef d’État de la Grèce moderne, avant d’être assassiné. Heritage Image Partnership Ltd / Alamy Stock Photo

Certes, les cantons de Genève et de Vaud ont fait de Kapodistrias leur citoyen d’honneur et Lausanne vient d’inaugurerLien externe l’Allée Ioannis-Kapodistrias à Ouchy.  Mais celui qui, comme moi, est né et a grandi à Berne a peu de chances d’entendre parler de Capo d’Istria dans les cours d’histoire: à l’époque, la puissante Berne voulait restaurer l’ordre pré-napoléonien. En 1814, les Bernois votent contre le traité fédéral, mais surtout contre l’indépendance du canton de Vaud, assujetti à Berne sous l’Ancien régime. Et c’est l’ambassadeur Capo d’Istria qui rembarre les velléités bernoises au nom d’Alexandre Ier, un Tsar instruit de l‘affaire par son ancien précepteur, le républicain vaudois Frédéric-César de la Harpe.

J’ai découvert cette personnalité au début de mes études à Genève, lors d’une promenade dans la vieille ville, à quelques pas de la cathédrale Saint-Pierre, où une plaque commémore son séjour de 1822 à 1828.

Lorenzo AmbergLien externe a étudié la philologie slave et allemande à Genève, Leningrad et Paris. Après une affectation de trois ans comme traducteur à l’ambassade de Suisse à Moscou et un doctorat à l’université de Zurich, il a rejoint le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), où il a travaillé à Berne, Belgrade, New Delhi et Moscou. Il a été ambassadeur de Suisse en Géorgie, en Arménie et – de 2010 à 2015 – en Grèce.

Le Grec avait démissionné de son poste en Russie parce qu’il voulait se consacrer exclusivement à la libération de son pays du joug ottoman. Depuis son appartement de la rue de l’Hôtel-de-Ville, il a tissé un puissant réseau de relations dans toute l’Europe. Il se lia d’amitié avec le banquier genevois Jean-Gabriel Eynard, qui apporta son soutien financier à la lutte pour la liberté de la Grèce. Grâce à Kapodistrias, Genève est devenu un des centres du mouvement philhelléniqueLien externe en Europe.

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Un buste situé côté jardin du Palais Eynard, qui abrite aujourd’hui l’administration de la ville, commémore l’amitié des deux hommes, et quiconque se promène le long de l’Arve peut y découvrir le quaiLien externe qui porte le nom de ce natif de Corfou.

Plus tard, lors d’un semestre à l’étranger à Leningrad en 1975-76, en tant que philologue, j’ai eu la chance de fréquenter les bâtiments de l’université d’État, qui abritaient autrefois le ministère des Affaires étrangères de l’empire tsariste. À Saint-Pétersbourg, capitale alors de l’empire russe, Capo d’Istria fut un temps le supérieur du jeune Pouchkine au ministère des Affaires étrangères. Lorsqu’il publia son Ode à la Liberté, Pouchkine fut condamné à l’exil en Sibérie en 1820. Mais l’ambassadeur d’origine grecque réussit à convaincre le Tsar de bannir le poète dans le climat plus clément de l’actuelle Moldavie.

Au fil des années, ma connaissance de Kapodistrias s’est renforcée. En effet, en tant que diplomate, je me suis toujours intéressé aux personnalités qui avaient joué un rôle prépondérant dans l’histoire de nos relations mutuelles dans les pays où j’étais en mission.

En Arménie, par exemple, c’est l’Appenzellois Jakob Künzler, qui a sauvé et hébergé des milliers de survivants du génocide après 1915, et en Serbie, le criminologue lausannois Rodolphe Reiss, qui a documenté les crimes de guerre commis par les puissances centrales dans les Balkans pendant la Première Guerre mondiale. Dans le cadre des relations historico-culturelles entre la Suisse et la Russie, il convient de mentionner les architectes tessinois et les représentants de la diaspora russe révolutionnaire tels que Bakounine et Lénine.

Büste Ioannis Capodistrias
Le buste de Kapodistrias à Lausanne. Photo : René et Peter van der Krogt, https://statues.vanderkrogt.net

Cependant, la contribution la plus significative de la Russie à l’histoire de la Suisse est sans aucun doute celle du Grec Kapodistrias. Après la défaite de Napoléon, le tsar Alexandre Ier l’a envoyé en Suisse comme ministre plénipotentiaire à la fin de l’année 1813. En 1814, Capo d’Istria est accrédité par la Diète fédérale siégeant à Zurich. Cela marque le début des relations diplomatiques entre la Suisse et la Russie.

“…ces excellentes personnes…”

En 1814, la Confédération est menacée d’éclatement en raison des intérêts contradictoires des 19 cantons; elle est au bord de la guerre civile. En outre, 130’000 soldats russes et autrichiens sont stationnés sur son territoire. Parmi les trois ambassadeurs envoyés en Suisse par la Russie, l’Autriche et l’Angleterre, le comte Jean Antoine de Capo d’Istria joue le premier rôle dans la consolidation et le remodelage de la Confédération après 15 ans de domination française. La tâche est complexe. Kapodistrias le saisit rapidement: «Dans les républiques, on parle beaucoup, on décide difficilement et on agit avec une grande lenteur.»

Il négocie sans relâche, visite tous les cantons, menace même une fois de rompre les négociations, et finit par convaincre les Suisses qu’un accord est dans leur propre intérêt. Parmi les puissances victorieuses, seule la Russie souhaite une Suisse indépendante et neutre au centre de l’Europe. Neuf mois après l’arrivée de Kapodistrias à Zurich, en septembre 1814, chaque canton dispose de sa propre loi fondamentale et la Suisse a sa première constitution, le Traité fédéral.

Soulagé, Kapodistrias informe son père à Corfou: «La fin d’une négociation aussi compliquée m’a coûté des efforts interminables, des voyages, des écrits, des répétitions, des constitutions et des projets. Mais cela n’a pas d’importance. Ces excellentes personnes (ses interlocuteurs suisses) m’ont couvert de marques d’amitié et de cordialité sincères. La confiance dont ils m’ont honoré m’a récompensé plusieurs fois de tous mes efforts. S’ils peuvent être heureux à l’avenir et jouir de leur indépendance, je penserai que je n’ai perdu ni mon temps ni ma peine.»

Le diplomate résume son expérience de la Suisse en ces termes: «La renaissance et la véritable indépendance d’un peuple ne peuvent être que l’œuvre de celui-ci. Une aide extérieure peut la faciliter, mais elle ne peut pas la créer.» Kapodistrias appliquera les connaissances acquises en Suisse à la création et à l’établissement de la République hellénique.

Avec son nouveau statut en droit international, la Suisse peut participer au Congrès de VienneLien externe. La figure centrale de la délégation suisse est Charles Pictet de Rochemont, un homme d’État genevois mandaté par la République de Genève. Sa mission est de façonner le territoire genevois de manière à le relier au canton de Vaud par voie terrestre.

L’allié de Pictet est Kapodistrias. Grâce à ses talents de négociateur, la France accepte finalement de céder à Genève une bande de son territoire le long du lac Léman. Pictet et Kapodistrias ont tenu un total de 92 séances de travail conjointes pendant le Congrès. Selon Pictet, le Grec était «le meilleur et le plus loyal représentant des intérêts genevois et suisses» au Congrès de Vienne. Avec admiration, il le qualifie de «phénix de la diplomatie». Enfin, le duo Pictet-Kapodistrias a également réussi à faire reconnaître la neutralité suisse par les grandes puissances en droit international.

Certes, à l’époque, la Suisse était encore une confédération d’États. Mais grâce au mandat du tsar russe et à l’habileté diplomatique de Kapodistrias, les bases de l’État fédéral sont posées en 1815. Et le statut de neutralité, malgré les redéfinitions, relativisations et remises en question occasionnelles, a résisté à l’épreuve du temps en tant que base de la politique étrangère suisse et a assuré à notre pays une paix durable et une position internationalement respectée depuis 1815.

Il aura fallu près de 200 ans pour que les services rendus par Kapodistrias à la Suisse soient dûment reconnusLien externe au niveau de la Confédération: en 2009, la cheffe du DFAE de l’époque, Micheline Calmy-Rey, et son homologue russe Sergueï Lavrov ont inauguré sur le quai d’Ouchy un buste du grand diplomate, réalisé par le sculpteur moscovite Vladimir Surovtsev.

Einweihung der Büste
En septembre 2009, le ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov et la ministre suisse des Affaires étrangères Micheline Calmy-Rey dévoilent un buste en bronze de Ioannis Kapodistrias, en compagnie du syndic de Lausanne, Daniel Brelaz (au centre). Keystone / Salvatore Di Nolfi

Je me suis vraiment familiarisé avec Kapodistrias pendant mon mandat d’ambassadeur de Suisse en Grèce de 2010 à 2015. À Corfou, on peut voir sa maison natale, un musée qui lui est consacré, ainsi que sa tombe dans le monastère de Platytera. Dans la vénérable Société de lecture, son bureau est soigneusement conservé. À Égine, l’éphémère première capitale de la République hellénique, se trouve le premier séminaire d’enseignants du jeune État, financé par Jean-Gabriel Eynard. À Nauplie, la deuxième capitale, se dresse l’église de Saint-Spiridon, devant laquelle Kapodistrias fut assassiné après la messe, le 27 septembre 1831.  Dans ces lieux de mémoire chargés d’histoire et ailleurs, j’ai eu le privilège de participer à des conférences et de donner des cours.

J’ai également eu la chance de rencontrer des personnalités telles que l’éminent helléniste genevois Bertrand Bouvier et son épouse, l’historienne Michelle Bouvier-Bron, qui ont passé leur vie à étudier intensivement la vie et l’œuvre de Kapodistrias. J’ai réalisé à quel point cette personnalité avait lié nos deux pays et à quel point son souvenir y est encore vivant aujourd’hui. Puissent les célébrations de la diaspora grecque dans diverses villes suisses à l’occasion de l’année jubilaire 2021, contribuer à mieux faire connaître au grand public, y compris en Suisse, qui lui doit tant, l’œuvre véritablement historique du diplomate russe d’origine grecque.

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