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Le piège de l’antiterrorisme et les moyens d’en sortir

Keystone

A Genève, huit juristes reconnus et respectés ont documenté les violations commises dans le monde au nom de la lutte contre les terroristes. Fruit de trois ans d'enquête, leur rapport dresse une série de constats accablants et des recommandations urgentes.

«Le monde n’est pas devenu plus sûr, mais plus divisé.» Mary Robinson résume ainsi les sept ans de «guerre contre la terreur» initiée par les Etats-Unis au lendemain des attentats du 11 septembre 2001.

«Pour justifier ces mesures, les gouvernements utilisent le même langage que les dictatures sud-américaines dans les années 70 et 80», assène l’ancienne haut-commissaire aux droits de l’homme.

L’ancienne présidente irlandaise évoque aussi l’exemple de l’Irlande du Nord dans les années 70 et de l’internement sans procès de membres du groupe armé de l’IRA: «La police elle-même a fini par reconnaître que cela avait produit un désastre total.»

Avant de souligner: «Il y a bien une rhétorique des droits humains dans la lutte antiterroriste, mais pas d’enquête minutieuse pour évaluer le problème. Cela doit changer.»

Une enquête mondiale

Ce travail d’investigation, Mary Robinson l’a justement entamé avec sept autres personnalités issues des quatre continents, comme Arthur Chaskalon, 1er président de la Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud, l’avocate pakistanaise Hina Jilani, représentante spéciale de Ban ki-Moon pour les défenseurs des droits de l’homme ou le Suisse Stefan Trechsel, juge au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie.

Mandaté par la Commission internationale de juristes (CIJ) – un réseau mondial de juges, d’avocats et de défenseurs des droits humains basés à Genève – ce panel d’éminents juristes a rédigé un rapport de près de 200 pages, fruit de trois ans d’enquête, de 16 audiences (dont la transcription est aussi disponible) couvrant plus de 40 pays dans toutes les régions du monde avec des dizaines de témoins (victimes, dirigeants politiques, juges, avocats, membres d’agences de renseignement).

Des constats inquiétants

Résultat: cette vaste enquête valide une série de constats déjà tirés ici ou là. «Les Etats démocratiques qui avaient coutume de défendre les normes juridiques relatives aux droits de l’homme participent aujourd’hui à l’érosion du droit international en les violant, en se rendant complices de violations perpétrées par d’autres États ou en faisant montre de tolérance à leur égard», relève le rapport.

Un inquiétant dérapage qui n’a rien de momentané: «Les mesures originellement adoptées à titre temporaire sont devenues permanentes et l’interprétation qui est donnée des notions applicables au terrorisme va souvent bien au-delà de l’objectif visé.»

Le rapport pointe une autre conséquence dangereuse de cette «guerre contre la terreur», comme l’appelait George W. Bush, l’ancien locataire de la Maison Blanche: «Partout dans le monde, les agences de renseignement ont acquis des pouvoirs grandissants et disposent de nouvelles ressources, sans être pour autant tenues de mieux rendre compte juridiquement et politiquement de leurs actions.»

Les effets de ces pratiques secrètes sont bien visibles: «Souvent, les mesures de lutte contre le terrorisme conduisent à la mise au banc des communautés locales, alors que leur pleine implication est pourtant essentielle la réussite de ces mesures. »

Tous concernés

Ce qui a particulièrement frappé les panélistes, c’est l’ampleur du phénomène. «Pratiquement tous les Etats sont concernés, de même que les organisations internationales», estime le Suisse Stefan Trechsel.

Avant d’ajouter: «Pour un pays comme la Suisse dont la législation et la pratique en matière de lutte antiterroriste est assez acceptable, notre rapport est plutôt une mise en garde. » Une allusion aux transports secrets par la CIA de présumés terroristes via l’espace aérien helvétique.

En guise de recommandations générales, le rapport préconise une première mesure: « Il est urgent de procéder à un examen complet des lois, politiques et pratiques en matière de lutte contre le terrorisme et de prendre des mesures correctives à l’échelle nationale, régionale et internationale. »

Les panélistes recommandent également une approche plus civile que militaire: «Le droit pénal doit être le premier outil de lutte contre le terrorisme. Les États doivent développer des plans d’action prenant en compte les rancœurs -perçues ou réelles- propices au terrorisme et intégrer des considérations relatives aux droits de l’homme et à l’égalité dans leurs lois et politiques. »

Convaincre l’ONU

Reste à savoir si ce rapport va finir – comme tant d’autres – dans la tombe des beaux principes jamais respectés. Pour éviter une telle issue, les juristes espèrent convaincre le Conseil de sécurité et le Conseil des droits de l’homme de l’ONU de jouer un rôle moteur pour rétablir la pleine puissance du droit dans la lutte contre le terrorisme.

Un combat qui n’a rien de désespéré, selon Mary Robinson. L’ancienne présidente irlandaise relève le tournant pris par le principal instigateur de ces violations au nom de la lutte antiterroriste: les Etats-Unis.

«L’administration Obama a reconnu les dégâts causés par ces pratiques contraires aux droits humains et pris une première série de mesures pour y mettre un terme», se réjouit l’ancienne Haut-commissaire aux droits de l’homme.

Et de conclure: «J’espère que ce retournement à Washington sonne comme un réveil pour les autres gouvernements.»

swissinfo, Frédéric Burnand, Genève

Arthur Chaskalson (Afrique du Sud) assure la présidence du Comité. Il est le premier président de la Cour constitutionnelle d’Afrique du Sud.

Georges Abi-Saab (Égypte) est professeur émérite de droit international à l’Institut de hautes études internationales et du développement de Genève. Ancien juge à la chambre d’appel du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et pour le Rwanda (TPIR).

Robert K. Goldman (États-Unis), est professeur de droit au Washington College de l’American University. Ancien président de la Commission interaméricaine des droits de l’homme.

Hina Jilani (Pakistan), est avocate devant la Cour suprême du Pakistan. Représentante spéciale du Secrétaire général de l’ONU pour la question des défenseurs des droits de l’homme.

Vitit Muntarbhorn (Thaïlande), est professeur de droit à l’Université Chulalongkorn de Bangkok. Rapporteur spécial auprès du Conseil des droits de l’homme sur la situation des droits de l’homme en Corée du Nord.

Mary Robinson (Irlande), est présidente de la Commission internationale de juristes et de l’Initiative pour une mondialisation éthique (EGI). Ex Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l’homme.

Stefan Trechsel (Suisse), est juge ad litem au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). Ancien président de la Commission européenne des droits de l’homme.

Raúl Zaffaroni (Argentine), est juge à la Cour suprême argentine. Ancien président de l’Institut latino-américain des Nations Unies pour la prévention des crimes et le traitement des délinquants.

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