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Le prix de la vérité pour quelle justice ?

Antonio Cassese, "la justice est indispensable pour introduire une réconciliation véritable et durable dans la société". AFP

En général, la vérité judiciaire n’est pas celle attendue par les victimes de crimes dans un conflit. Les deux besoins sont incompatibles, selon Antonio Cassese, figure emblématique de la justice internationale, invité vendredi au FIFDH à Genève. Interview.

Comment la justice internationale accède-t-elle à la vérité ? Et de quelle vérité est-il question ? La vérité judiciaire se confond-elle avec la vérité tout court ? Faire appel à la justice pénale pour établir ou rétablir la vérité est-elle la voie adéquate ? Qu’en est-il pour les victimes ? Toutes ces questions brûlantes sont débattues vendredi 11 mars à Genève, dans le cadre du Festival du film et forum sur les droits humains (FIFDH).

Parmi les orateurs, le magistrat espagnol Baltasar Garzón, consultant de la Cour pénale internationale (CPI) et le professeur italien Antonio Cassese, président du Tribunal spécial pour le Liban (TSL), chargé de poursuivre les auteurs de l’attentat contre l’ex-Premier ministre Rafic Hariri. Antonio Cassese est aussi ancien président du Tribunal pour l’ex-Yougoslavie (TPIY).

 

La loi «justice et paix», promulguée en 2005 en Colombie, est décriée par les milieux des droits de l’homme. Pensez-vous qu’une telle opération peut faire avancer la justice ?

Antonio Cassese: Oui, bien sûr, à condition qu’il ne s’agisse pas de poudre aux yeux. Je considère que, dans ces opérations, il faudrait toujours insérer une sorte de «international monitoring».

En d’autres termes, les autorités nationales devraient être prêtes à donner un droit de regard aux autorités internationales en se soumettant spontanément à leur contrôle, par exemple en faisant rapport régulièrement au Haut Commissaire pour les Droits de l’Homme ou à d’autres institutions internationales.

Le fait que cette loi d’amnistie soit appliquée alors que le pays continue à être en conflit, n’est-ce pas voué à l’échec ?

A.C.: Non, pas nécessairement. L’existence d’un conflit armé complique les choses, mais l’opération peut très bien se dérouler, malgré les obstacles.

La paix n’est donc pas une condition sine qua non pour enclencher un processus de justice ?

A.C.: Dans une guerre internationale, oui. En revanche, dans une guerre civile, parfois un effort pour introduire la justice pourrait aider. L’important, en tout cas, est de faire passer le message suivant: quiconque a commis ou commet des crimes, qu’il soit vainqueur ou vaincu, sera traduit en justice et, s’il est jugé coupable, il sera puni.

La vérité judiciaire n’est en général pas en adéquation avec celle que réclament les victimes. Y a-t-il moyen de faire concorder ces deux types de vérités ? 

 

A.C.: La vérité judiciaire ne peut jamais satisfaire les victimes, car cette vérité est basée sur les éléments de preuve produits par le parquet. Si ces éléments sont incomplets ou lacunaires, les juges sont contraints d’acquitter ou de rejeter certaines charges. Les exemples ne manquent pas où les victimes étaient certaines de la culpabilité de l’accusé, et pourtant ce dernier a été acquitté.

La justice internationale est-elle suffisante pour établir la vérité? Ne faut-il pas des processus parallèles ?

 

A.C.: Les enquêtes des historiens sont aussi importantes que les procédures judiciaires. Mais d’habitude, les historiens commencent leur travail bien plus tard que les juges.

En Espagne, la loi d’amnistie de 1977 a occulté les crimes de la dictature franquiste. Comment limiter les risques de dérive et de récupération par les Etats ?

A.C.: Il suffit d’accepter le principe que toute amnistie est contraire au droit. Il n’y aurait donc pas d’amnistie, et aucun risque de dérive en découlant. A la place, l’on pourrait instituer aussi bien des procès que des mécanismes de réparation et de réconciliation.

Toujours en Espagne, la loi d’amnistie a verrouillé toute possibilité de réouverture de procès. Existe-t-il actuellement un autre modèle ?

A.C.: Par le passé au Liban, on avait édicté pas mal de lois d’amnistie. On a arrêté cela, an créant le Tribunal spécial, dont le statut prévoit à l’article 6 que l’amnistie accordée à une personne pour tout crime relevant de la compétence du Tribunal spécial ne doit pas faire obstacle à des poursuites contre elle. Il en résulte que les victimes peuvent faire valoir leurs droits devant le Tribunal, et ensuite obtenir une indemnisation de la parte des tribunaux libanais.

Au Liban, les amnisties étaient considérées comme le meilleur garant de la vie en commun après des massacres. Le Tribunal spécial brise ce pacte. Mais beaucoup de Libanais appréhendent de nouvelles violences. Que leur répondez-vous ?

A.C.: La clé est avant tout dans les mains des leaders politiques libanais. Nous pouvons seulement nous efforcer de faire des procès équitables, le plus rapidement possible, pour montrer à la société libanaise que ceux qui ont commis des crimes épouvantables tôt ou tard sont punis. Même si les actes d’accusation provoquent des violences au Liban, la justice doit avoir lieu. On a vu que les amnisties n’y ont rien résolu. Au contraire, elles n’ont fait qu’attiser les haines et les tensions.

On ne peut donc pas faire l’économie des procès pour assurer la paix?

A.C.: Non, je crois qu’il faut faire les procès, car la justice est indispensable pour introduire une réconciliation véritable et durable dans la société.

Impunity. En préambule aux débats de vendredi, sera projeté Impunity. Dans ce documentaire puissant et sensible, Juan José Lozano et Hollman Morris décortiquent la gigantesque machine colombienne à amnistier des assassins.

Paramilitaires. Promulguée en 2005, la loi «Justice et Paix» offre aux 32’000 membres des groupes paramilitaires qui déposent les armes la possibilité de bénéficier de peines de prison réduites et se réinsérer dans la vie civile, à condition d’avouer leurs crimes.

Fiasco. Vendu par le gouvernement colombien comme une page inédite dans l’histoire de la justice transitionnelle, ce processus qui met sens dessus sens dessous le pays se révèle être un fiasco.

Antonio Cassese, né en 1937 à Atripalda en Italie, est un éminent juriste, actuellement président du Tribunal spécial pour le Liban (TSL).

TPIY. De 1993 à 1997, il a été le premier président du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY).

Darfour. En octobre 2004, le Secrétaire général de l’ONU Kofi Annan le nommait président de la Commission internationale d’enquête sur le Darfour. Il avait pour mandat d’investiguer sur les violations de droits humains dans cette région et de déterminer s’il y avait eu ou non génocide au Darfour.

Pas de génocide. En janvier 2005, la Commission d’experts, présidée par Cassese, concluait qu’il n’y avait pas eu génocide au Darfour, mais des violations massives et systématiques des droits de l’homme.

La Haye. La Commission a recommandé au Conseil de sécurité de l’ONU d’utiliser son pouvoir en vertu du Statut de Rome pour renvoyer le cas du Darfour devant la Cour pénale internationale à La Haye. Ce qu’a fait le Conseil de sécurité en mars 2005.

Le 9e Festival du film et forum international sur les droits Humains se tient du 4 au 13 mars à la Maison des arts du Grütli à Genève.
 
Dix documentaires de création inédits sont en compétition, dont deux films suisses, Impunity de Juan José Lozano et Hollman Morris ainsi que Debra Milke de J.F et Gesenn Rosset.
 

Vendredi 11 mars, projection à Genève du film Impunity, qui  sera suivi du débat avec Antonio Cassese, Baltasar Garzón et Manon Schick.  

Dimanche 13 mars, le film Impunity passera dans l’émission «Histoire vivante», à la Télévision suisse romand ( 20h35).

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