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Le retour attendu de la crise des prix alimentaires

La spéculation ne génère pas l’augmentation des prix, mais elle l’accentue, estime Ronald Jaubert. Reuters

Les prix des produits alimentaires battent des records, menaçant la pitance de millions de gens. Une crise prévisible, après celle de 2007-2008, dont on n’a pas tiré les leçons, juge à Genève Ronald Jaubert, spécialiste des politiques agricoles à HEID.

Professeur à l’Institut de hautes études internationales et du développement, Ronald Joubert l’est aussi à la Faculté des géosciences et de l’environnement de l’Université de Lausanne.

Il est également chercheur associé à la Maison de l’Orient et de la Méditerranée en France.

swissinfo.ch: Sommes-nous au début d’une nouvelle crise alimentaire, comme l’annonce de la FAO et le rapporteur spécial de l’ONU pour le droit à l’alimentation?

Ronald Jaubert: On agite aujourd’hui la question de la crise alimentaire, qui est en fait une crise de l’augmentation des prix. Avec près d’un milliard de personnes considérées comme sous-alimentées, le monde se trouve en situation de crise alimentaire depuis de nombreuses années déjà.

Les crises des prix – celle de 2007-2008 comme l’actuelle – ne font qu’amplifier la situation. Mais en crise alimentaire, on y est depuis un certain temps, ce qu’on ne voulait pas nécessairement voir.

swissinfo.ch: Et pourquoi ne voulait-on pas le voir?

 

R.J.: En fait, l’appui à l’agriculture a disparu de l’agenda international dans les années nonante et le début des années deux mille. Un exemple, et ce n’est pas pour l’attaquer: la DDC [l’agence suisse de développement et de coopération] a fermé sa section agricole.

Difficile de trouver une explication à une évolution aberrante. Mais la question agricole ne semblait plus poser de problème. On était dans une situation de diminution des prix agricoles sur le long terme. Il n’empêche, un problème de sous-alimentation important demeurait.

swissinfo.ch: Que vont amener les prix alimentaires records constatés actuellement?

 

R.J.: Pour les pays les plus pauvres, et notamment les pays importateurs, cette situation va engendrer une augmentation de la note. Elle va accentuer le problème de sous-alimentation. En 2007-2008, la crise des prix a fait grimper le nombre estimé de personnes sous-alimentées de 850 millions à plus d’un milliard. Rebelote, ça va repartir…

Une question qui se pose est celle des origines de la crise. Il faut une réelle prise de conscience de la nécessité de réinstaurer des systèmes de régulation des prix agricoles.

swissinfo.ch: Sous quelle forme?

 

R.J.: Il n’y a pas de solution simple. La crise des prix actuelle est le produit d’une combinaison de facteurs: la spéculation, les incidences de mauvaises récoltes dans un certain nombre de pays, etc. Il serait donc nécessaire de mettre en place une batterie de mesures à court et moyen terme.

Une question débattue, par exemple, est celle de l’influence de la spéculation sur les prix. Il est difficile aujourd’hui de réellement mesurer cet effet. Mais il existe, c’est évident. La spéculation ne génère pas l’augmentation des prix, mais elle l’accentue. Elle se nourrit de la volatilité des prix.

Face à cette situation, on peut chercher à limiter la spéculation en général. Mais on semble mal parti, les annonces dans ce sens n’aboutissent pas. L’autre option est de faire en sorte que la spéculation ne trouve pas son terrain dans le domaine agricole. Autrement dit, qu’il y ait un contrôle de la volatilité des prix.

swissinfo.ch: Qui est à même d’imposer cet agenda?

 

R.J.: On aimerait bien le savoir. Plusieurs leaders politiques, dont les Français, ont insisté sur l’idée de réguler la spéculation. Pas seulement sur les prix agricoles d’ailleurs. Un élément qui chatouille en particulier, c’est la spéculation sur les matières premières, dont le pétrole. Mais au-delà du constat, rien n’est fait. Il semble que les spéculateurs, notamment les banques et les fonds d’investissement, imposent une résistance forte.

 

swissinfo.ch: Outre la spéculation, quels sont les autres leviers face à la crise alimentaire?

 

R.J.: Il faut réinvestir dans l’agriculture, augmenter la production agricole conformément à l’augmentation de la population et constituer des stocks. La production agricole est variable par nature. Elle est dépendante du climat et de ses aléas. Elle n’est pas prédictible avec précision avant la saison. Ce qu’ont toujours fait les sociétés, avant que nous déraisonnions, c’était de créer des stocks, pour lutter contre l’irrégularité.

swissinfo.ch: On dit parfois que la production agricole est suffisante, que le problème, c’est la mauvaise régulation des marchés agricoles, qui suscite les crises…

 

R.J.: C’est en grande partie vrai et nous renvoie à la question de la spéculation. Ceci dit, le besoin est réel d’augmenter la production et de la diversifier. L’humanité dépend, pour plus de 85% de sa consommation de céréales, de quatre grains [blé, riz, maïs, orge]. Tout se joue sur des marchés assez étroits. Imaginer une plus grande diversité, c’est accroître les possibilités de substitution. Le prix du blé se met à augmenter? Vous mangez autre chose. Mais actuellement, la spécialisation est telle qu’on est coincés.

swissinfo.ch: Face à cette situation de crise, que peut faire un pays comme la Suisse?

 

R.J.: Je ne suis pas sûr qu’elle puisse agir seule. Comment un petit pays, doté d’un marché relativement étroit, pourrait-il avoir une influence sur les prix agricoles? Une partie de la spéculation sur les matières premières, agricoles en particulier, se fait bien à partir de Genève. La Suisse a-t-elle la capacité de réguler seule ce secteur? Visiblement pas. D’ailleurs, si les autorités suisses décidaient de réguler fortement, cette activité se déplacerait, c’est clair.

swissinfo.ch: Quelle porte de sortie, alors?

R.J.: A moyen ou long terme, tout le monde s’accorde à dire que les prix agricoles vont augmenter. C’est plutôt favorable à l’investissement dans l’agriculture. Dans le même temps, la forte volatilité des prix de la période actuelle fait qu’il devient difficile d’investir. Comment faire un plan alors que les prix peuvent varier de un à trois? D’une certaine manière, on est en train de ruiner les chances d’investissement dans ce secteur.

Une certitude en tout cas: si, comme après 2007-2008, on ne change pas d’attitude, on ne tire aucune leçon, une nouvelle crise est à prévoir d’ici deux ou trois ans.

Hausse. Les prix alimentaires mondiaux ont augmenté de 3,4% en janvier pour atteindre 231 points sur l’index établi par la FAO. C’est le plus haut niveau depuis que l’organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture a commencé à mesurer les prix alimentaires en 1990.

Poursuite. Selon la FAO, l’ensemble des prix alimentaires ont enregistré une hausse importante à part la viande et ces prix élevés devraient se maintenir ces prochains mois.

Troubles. Cette hausse, qui a débuté en août, pourrait engendrer des émeutes de la faim à l’image de celles qui avaient éclaté en 2008 dans de nombreux pays africains, en Haïti et aux Philippines.

Causes. Selon la Conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement (CNUCED), la demande des pays émergents pousse les prix des matières premières à la hausse. Et plusieurs catastrophes climatiques ont accentué la pression sur les marchés.

Spéculation. Le secrétaire général de la CNUCED Supachai Panitchpakdi met aussi en cause les «distorsions spéculatives qui compliquent la gestion de la production et du commerce des matières premières».

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