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Le sarcasme, de Tokyo à Yalta

Meister

Invité de marque, le Japonais Oriza Hirata présente deux spectacles dans le cadre de la Bâtie, festival de Genève. Une comédie sur l'art et une farce politique sur le partage du monde. Finement ourdies.

Le festival de La Bâtie, qui se tient depuis le 28 août à Genève, poursuit son bonhomme de chemin avec des flops et des spectacles attachants.

Ce qui nous a séduit le plus jusqu’ici, c’est le «Le Pulle» de la Sicilienne Emma Dante. Un mixage fou et maîtrisé d’opérette, de variété, de danse, de théâtre, de cirque… pour conter la vie d’une bande de putains transsexuelles dans Palerme. Ville qui tient ici du castelet de marionnettes où les fils de la vie sont tirés par trois fées. Autant dire par trois diablesses aux procédés aussi enchanteurs que mafieux.

Pillage

Une déception en revanche: «L’Automobile grise», un spectacle mexicain du Teatro de Ciertos Habitantes, produit sur le mode d’un thriller burlesque. Deux actrices racontent l’action et commentent ici, en live, le premier docu-fiction du cinéma mondial, projeté en fond de scène sur grand écran. Un film muet que le cinéaste Enrique Rosas tourna dans les années 1920 à Mexico, alors chamboulée par la révolution zapatiste et pillée par une bande de malfrats.

Pillage également du cinéma par le théâtre. Les codes cinématographiques sont ici détournés par le jeu des deux actrices qui font tout le boulot d’un régisseur de son: bruitage, musique, dialogues… Tout y passe: on entend la moindre peur et le moindre mouvement du cœur. Mais au bout de quelques séquences, une fois la prouesse technique admirée, il ne reste que l’ennui.

Chose surprenante: l’ennui, bête noire du public, s’est infiltré dans «Tokyo Notes», LE spectacle tant attendu de la Bâtie, dont la première eut lieu le 6 septembre. A en juger par le nombre de strapontins qui ont claqué avant la fin ce soir-là, on peut dire que certains spectateurs se sont trouvés un peu largués.

Vermeer en guise de prétexte

Pourtant, ce «Tokyo Notes», signé Oriza Hirata, qui court la planète depuis une dizaine d’années et rameute les foules à chaque halte dans le monde, tient parfaitement la route. Direction: un musée de Tokyo où les membres d’une même famille se sont donné rendez-vous à l’occasion d’une exposition sur le peintre flamand Vermeer.

De Vermeer, on ne verra rien. On n’appendra pas grand-chose non plus, sinon que sa peinture laisse contraster ombre et lumière, qu’elle est triste, que ses personnages sont toujours tournés vers la fenêtre. Des banalités qu’échangent entre eux les visiteurs assis, par grappes, sur des bancs. Même la commissaire de l’exposition sèche sur les questions qu’on lui pose: Vermeer a-t-il eu 11 enfants?

Vermeer n’est qu’un prétexte, au fond: on est là pour se photographier entre soi, pour papoter, parler d’héritage, d’amour, de trahison, de salon de thé, d’études universitaires…

Vermeer n’est qu’une marque devant laquelle ces visiteurs japonais défilent («allez voir les tableaux», entend-on de temps en temps), comme ils défilent devant Chanel, Avenue Montaigne, ou devant Cartier, Rue du Rhône.

Vermeer n’est que le brillant d’une civilisation, européenne, que le Japon accueille avec fierté car là-bas, sur le Vieux-Continent, une guerre sévit. C’est ce qu’on apprend en tout cas au fil des conversations. Pour mettre donc à l’abri leur art, les Européens l’ont envoyé sur les cimaises nippones. Et les Nippons en redemandent. «D’autres tableaux viendront», dit l’un des personnages. Avant d’ajouter: «A moins que le Japon n’entre en guerre».

Regard lucide, drôle et impitoyable sur les uns et les autres. Oriza Hirata n’épargne ni ses compatriotes, ni les Européens, égaux dans leur opportunisme.

Yalta grand-guignol

Drôle, très drôle est encore l’autre spectacle d’Oriza Hirata, «Les Entretiens de Yalta». Une farce surréaliste sur la célèbre rencontre qui eut lieu, en 1945, entre Staline, Roosevelt et Churchill, en Crimée. But de cette réunion: garantir la stabilité du monde après la Deuxième Guerre mondiale. But du spectacle: dire que, depuis, rien n’a changé sur cette planète toujours en feu.

Quel cynisme de la part des grands dirigeants, quel panache de la part des trois acteurs! Soit deux comédiennes et un comédien allègrement enfermés dans leurs clichés: chapka pour l’un, chapeau cow-boy pour l’autre, cigares pour le troisième. Le tout arrosé de thé (Russie oblige), de dialogues envenimés où les visées expansionnistes de ces hommes butent contre une gesticulation grand-guignolesque, à la hauteur des grands de ce monde.

Pour rester dans les tonalités japonaises, on notera encore deux spectacles d’une toute autre nature, signés Hiroaki Umeda. Il s’agit de «Adapting for Distorsion» et «Haptic». Deux chorégraphies dans lesquelles l’artiste nippon joue avec la matière numérique pour colorer son corps ou le faire disparaître…

Ghania Adamo, swissinfo.ch

Hirata. «Tokyo Notes» et «Les Entretiens de Yalta», jusqu’au 10 septembre. Mise en scène et texte: Oriza Hirata.

Umeda. «Adapting for Distortion» et «Haptic», deux chorégraphies de Hiroaki Umeda, les 8 et 9 septembre.

1962. Né en 1962 au Japon, il est diplômé de l’International Christian University de Tokyo.

Primé. Bon nombre de ses pièces ont été primées, dont «Tokyo Notes» qui a reçu en 1995 le Kishida Drama Award.

Prof. Parallèlement à son métier de metteur en scène et de dramaturge, il enseigne au Centre Universitaire d’Osaka, en communication-design. Depuis l’an 2000, il dispense des cours de théâtre à l’Université d’Obirin et ouvre l’éducation théâtrale à la société civile.

Activités variées. Ses activités s’étendent à d’autres domaines: il est membre de l’équipe éditoriale de livres d’école japonais, du jury de la Fondation du Japon pour les activités artistiques régionales et dirige le Centre Culturel Kirari Fujimi.

Komaba Agora. Autres responsabilités: il assure la direction du Théâtre Komaba Agora qui est le lieu de résidence de sa compagnie Seinendan. Ce théâtre est également un lieu d’expérimentation pour la scène contemporaine. De nombreuses compagnies venues du Japon et de pays étrangers s’y retrouvent pour échanger expérience et points de vue.

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