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Le Suisse qui blanchissait les millions des narcos

Des agents de la Direction nationale pour le contrôle des stupéfiants surveillent 1747 kilos de cocaïne à Saint Domingue en novembre 2020. La drogue saisie venait de Colombie et devait arriver à Rotterdam. AFP

Un habitant du canton de Vaud est accusé d’avoir recyclé en Suisse dix millions de francs provenant d’une organisation de trafiquants de drogue colombiens. Déjà condamné en Espagne, l’homme comparaitra en justice avec deux intermédiaires financiers, actifs en Suisse.

Radiologue, entrepreneur dans le domaine de la médecine nucléaire, vendeur de voitures, consultant en bourse, agent immobilier, marchand de chevaux et de statuettes précolombiennes: pour justifier de sa fortune, Rodrigo [prénom d’emprunt] prétend avoir exercé toutes ces activités.

Mais pour le procureur fédéral Davide Francesconi, l’individu n’en exerce qu’une: le recyclage d’argent. Le 16 août prochain, cet homme de 74 ans, né en Colombie et détenteur d’un passeport suisse, comparaîtra devant le Tribunal pénal fédéral (TPF) à Bellinzone. Le Ministère public de la Confédération (MPC) l’accuse d’avoir recyclé plusieurs millions de francs provenant d’une organisation criminelle internationale.

L’affaire est importante au moins à deux titres: d’une part, c’est la première fois que les juges de Bellinzone s’occupent du crime organisé colombien, et de l’autre, l’enquête pointe également du doigt certains acteurs de la place financière suisse. Deux gestionnaires d’actifs qui auraient contribué à injecter l’argent sale dans le circuit bancaire vont en effet comparaître aux côtés de Rodrigo.

De la Colombie à la campagne vaudoise, via Madrid

L’enquête démarre en 2013. Nom de code: Faena. Un homme qui s’installe dans une petite commune proche d’Yverdon-les-Bains attire les soupçons de la police vaudoise. Une villa à 2,3 millions, achetée au nom de sa femme, trois voitures de grosse cylindrée, un bateau à plus de 125’000 francs, ancré sur le lac de Neuchâtel: d’où peut bien venir tout cet argent?

En octobre 2013, les autorités vaudoises avertissent le MPC, qui ouvre rapidement une enquête. Une demande aux autorités espagnoles ne fait que renforcer les soupçons: en 2009, Rodrigo a été condamné à Madrid pour avoir recyclé 32 millions d’euros pour un groupe de narcotrafiquants, dont il faisait partie. Pour la justice espagnole, l’homme n’était pas seulement le responsable des trafics financiers de l’organisation, mais il participait aussi aux importations de drogue.

Rodrigo est donc placé sous surveillance, avant d’être arrêté en juin 2014. Il est relâché après cinq mois, mais l’enquête se poursuit jusqu’en 2020, date à laquelle le MPC transmet l’acte d’accusation au TPF. Nous avons pu consulter ce document, d’où ressortent les détails d’une enquête dont rien n’avait été dévoilé jusqu’ici.

Sociétés-écrans et comptes en Suisse

Selon l’acte d’accusation, l’argent qui aurait été recyclé en Suisse provenait des activités criminelles pour lesquelles Rodrigo a été condamné en Espagne. L’homme aurait dissimulé cet argent le temps de l’enquête espagnole, notamment via des investissements immobiliers effectués par des sociétés offshores contrôlées par sa femme. Rodrigo avait commencé à construire son réseau financier en Suisse en 2003 déjà, avec des comptes au nom de son épouse, de ses enfants ou de sociétés-écrans dont les noms sonnent très suisses (Lausanne Finances SA, Zug Finanzen AG). Ces comptes étaient alimentés par des versements en cash, par des opérations de compensation et par l’encaissement de chèques.

Après sa condamnation en Espagne, Rodrigo s’installe dans le canton de Vaud, où il ouvre un cabinet de conseil, domicilié chez un avocat d’Yverdon. Pour les enquêteurs fédéraux, il s’agit d’une simple «société boîte aux lettres, utilisée pour justifier ses revenus en Suisse». En réalité, l’argent provient de ce qu’il a réussi à cacher en Espagne, où il a été déclaré insolvable. Une preuve évidente en est le butin récolté lors d’une perquisition effectuée à la demande des Suisses dans une villa proche de Madrid, propriété de sa femme: un coffre-fort rempli de 3,7 millions d’euros en espèces. Et 3,8 millions de plus ont alors déjà été injectés sur les comptes bancaires helvétiques contrôlés par Rodrigo.

Passeurs improvisés et complices dans les banques

Pour transporter en Suisse l’argent caché en Espagne, l’homme engageait des coursiers qui faisaient les trajets en voiture. L’un d’eux était son voisin, un ostéopathe vaudois qui a transporté 200’000 francs en échange d’une commission et qui a été attrapé, puis condamné pour cela en 2014. Au total, 1,2 million d’euros sont passés par cette filière.

Une fois arrivé en Suisse, l’argent devait être introduit dans le circuit bancaire. Et c’est là qu’interviennent les deux coaccusés, Jaime et Alfredo [prénoms d’emprunt], tous deux gestionnaires de fortune. Le premier gère les comptes ouverts par Rodrigo à la banque CIC de Fribourg, où il est membre de la direction. En 2013, il quitte la banque pour travailler dans une société financière dont il est directeur et par l’intermédiaire de laquelle il continue de gérer les fonds de Rodrigo. Quant au deuxième homme, à l’époque des faits, il est responsable du marché espagnol pour la banque PHZ de Zurich, où il a rang de directeur et gère les comptes des sociétés de Suisse de Colombie. Selon l’acte d’accusation, les deux hommes ont contribué au recyclage d’au moins deux millions de francs chacun. Et leur position est aggravée par le fait que, étant actifs dans des sociétés soumises à la loi fédérale sur le recyclage, ils auraient dû être des «garants».

Pour le procureur fédéral Davide Francesconi, il est impossible de croire que Jaime et Alfredo ne savaient pas, ou du moins ne soupçonnaient pas que l’argent que Rodrigo leur remettait était d’origine criminelle. L’importance des sommes, l’utilisation d’un langage codé, la nature des opérations de compensation, l’absence de justificatifs: tout aurait dû éveiller des soupçons, qui pourtant n’ont pas été signalés et n’ont pas débouché sur la moindre vérification. Jaime, qui était au courant depuis 2011 de la condamnation de Rodrigo en Espagne, aurait même participé à deux voyages clandestins (dont l’un s’est soldé par un échec), en engageant son cousin comme coursier.

Les réquisitions de peine seront formulées au cours des débats. Les trois accusés bénéficient de la présomption d’innocence pour les faits qui leur sont reprochés. L’avocat de Rodrigo conteste l’accusation de recyclage, mais admet la falsification de documents. L’avocat de Jaime rejette lui les accusations de blanchiment d’argent; les avocats d’Alfredo n’ont pas encore répondu à nos questions. 

On n’a pas beaucoup de détails sur les infiltrations en Suisse du crime organisé colombien – ou plus généralement latino-américain. Le bureau de Procureur fédéral ne donne pas de détails et les archives judiciaires ne contiennent rien ou presque. À ce titre, l’enquête Faena peut être considérée comme une première. Mais ce qui n’est pas nouveau, c’est la manière dont l’argent des narcos aurait été blanchi en Suisse.

Transactions en espèces, sociétés offshores, prête-noms dans la famille, encaissement de chèques, achats immobiliers et complicités de financiers peu scrupuleux: les activités reprochées à Rodrigo ressemblent beaucoup au modus operandi utilisé dans le passé par d’autres organisations criminelles présentes en Suisse, de la mafia bulgare à la ‘ndrangheta calabraise.

Il y a d’abord les transferts d’argent liquide de l’étranger vers la Suisse. Le cas du voisin vaudois engagé (puis condamné par la suite) pour transporter du cash d’Espagne en Suisse rappelle l’histoire du roi bulgare de la cocaïne, Evelin Banev. Le lieutenant présumé du boss en Suisse avait en effet engagé son employeur valaisan pour faire le voyage. Et dans ce cas aussi, l’homme avait été découvert et condamné par la justice suisse. Les Bulgares investissaient leur argent sale dans de l’immobilier en Suisse ou l’injectaient dans le circuit bancaire par des versements en cash sur des comptes ouverts au nom des épouses des trafiquants ou de sociétés offshores. L’enquête a également mis en lumière le rôle du monde financier: Credit Suisse et l’une de ses anciennes employées sont en effet accusés dans cette affaire, qui devrait déboucher sur un procès en 2022.

On peut également tirer un parallèle avec l’affaire du «banquier de la ‘ndrangheta», condamné par le TPF, fin 2017. L’homme s’était établi en Suisse pour blanchir l’argent de l’organisation. Il occupait des postes fictifs dans des sociétés-écrans au Tessin et faisait transiter d’importantes sommes d’argent liquide sur des comptes bancaires au nom de sociétés offshores et de membres de la famille des patrons de l’organisation. Cet individu avait également acheté un immeuble commercial à Chiasso. Et dans ce cas aussi, il avait pu compter sur un intermédiaire financier suisse, qui a été condamné pour recyclage.

(Traduction de l’italien: Marc-André Miserez)

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