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Le visage noirci de la croissance chinoise

Fidèle à lui-même, le cinéaste suisse Villi Hermann observe, écoute, fouille et scrute la société. C'est en Chine qu'il nous emmène dans son dernier film From somewhere to nowhere présenté au festival de Locarno.

Dans From somewhere to nowhere, projeté dans la section Appellations Suisse, Villi Hermann a accompagné le photographe suisse Andreas Seibert au cours de trois de ses voyages en Chine, en 2006, 2007 et 2008.

Le cinéaste et le photographe ont voyagé ensemble en Mongolie intérieure, dans les zones minières de Datong et de Pingxiang, dans les provinces du Hunan, du Shanxi et de Chongqing, ainsi que dans des zones fortement développées économiquement comme Pékin et Shangai.

Aujourd’hui, la Chine compte 150 millions de mingong, ces paysans qui quittent les zones rurales pour rejoindre les mégalopoles. Les deux Suisses ont suivi l’un d’entre eux au cours de son long voyage qui, de Canton et Shenzhen, le mène dans sa province natale, le Sichuan, une zone rurale fortement marquée par l’émigration.

Ils font ainsi connaître aux spectateurs l’être humain, et non plus la grande «masse bleue des Chinois.»

Un portraitiste caméra en main

Pour Villi Hermann – qui est considéré comme l’un des représentants les plus importants du nouveau cinéma suisse et l’un des plus grands documentaristes européens – la docufiction est devenue le moyen privilégié d’explorer la réalité sous toutes ses facettes.

«En alternant documentaire et fiction, écrit Domenico Lucchini dans le livre qu’il a consacré au réalisateur, Villi Hermann nous a offert d’extraordinaires portraits d’artistes et d’hommes politiques, sans oublier les problématiques et les batailles menées par ceux qui sont souvent oubliées par l’Histoire.»

Dans son dernier film, Villi Hermann ne reste pas seulement fidèle à l’une de ses passions, la photographie, mais il suit un chemin qui l’a toujours distingué: aller au-delà des images, découvrant en un certain sens leur genèse, creuser afin de raconter une histoire révélatrice d’un contexte social, culturel et politique, loin des discours officiels, par-delà les frontières.

C’est ainsi par exemple que sont nés Pédra. Un reporter sans frontières, consacré au photographe suisse d’origine tessinoise Jean-Pierre Pedrazzini et En voyage avec Jean Mohr, photographe suisse d’origine allemande né à Genève en 1925.

From somewhere to nowhere est de la même veine. C’est l’histoire d’une humanité en mouvement capturée par l’objectif d’Andreas Seibert et racontée par la caméra de Villi Hermann.

Un film, deux regards

L’intérêt que porte Villi Hermann à la photographie est par ailleurs intimement lié à sa recherche quasi archéologique qui vise à porter à la lumière des fragments neufs ou peu connus de la réalité. Son travail avec Andreas Seibert s’inscrit donc dans un cycle.

«La démarche d’Andreas, suivre les migrants en Chine sur la durée, m’a plu et m’a beaucoup intéressé», explique-t-il. D’ailleurs, il avoue que des thèmes comme les frontières et les migrations font partie de son ADN.

«Je me suis laissé prendre par ce projet également parce que je ne connaissais rien de la Chine. Et puis, l’exode de 150 millions de personnes, avec toutes ses conséquences, est un phénomène impressionnant.»

Lors de la présentation de son oeuvre à Soleure, Villi Hermann s’est vu poser la question de savoir si celle-ci était un portrait de photographe ou un véritable film. «C’est entre les deux, a-t-il répondu, parce que j’ai parfois oublié le photographe en faisant mon film, puis suis ensuite retourné à lui. Si cette approche vous dérange, cela signifie que vous vous êtes trompés dans la manière dont vous êtes entrés dans le film.»

«Certes, les images fixes et les images en mouvement sont deux types différents d’expression. Dans mon film, j’essaie de montrer cette espèce de ‘duel’ entre l’objectif, qui saisit un fragment de la réalité, et la caméra, qui capture la continuité.» Deux approches qui se complètent pour mieux déchiffrer une réalité complexe.

«Comment vas-tu?»

Prendre le temps de s’approcher des gens, parler avec eux, les écouter. «Andreas n’est pas un photographe qui vole les images, souligne Villi Hermann. Ses portraits naissent de rencontres. Si les gens ne sont pas disponibles ou n’ont pas le temps parce qu’ils travaillent, il n’insiste pas, il essaie alors avec quelqu’un d’autre. J’apprécie énormément le grand respect dont il fait preuve dans son travail.»

En Chine, les migrants qui se déplacent des campagnes aux mégalopoles sont les témoins vivants de la disparité qui existe entre les provinces et entre les régions rurales et urbaines. La migration est avant tout une expérience humaine faite de séparation, de distance, de discrimination. Nombreux sont ceux qui abandonnent leur épouse et leur famille pour un exil synonyme de douleur et de nostalgie.

«La dignité de ces gens m’a profondément touché. Invraisemblablement pauvres, ils travaillent et cherchent un équilibre dans leur condition malgré l’exploitation. Ils dorment dans des tentes improvisées, par terre. Mais leur ‘maison’ est propre et ils t’offrent un bol de riz quand ils le peuvent. Noirci par le charbon, leur visage est comme éclairé par une dignité que nous avons peut-être en partie perdue ici», raconte Villi Hermann.

Impliqués dans une lutte sans merci pour leur survie, ils trouvent le temps de penser à leur prochain. «Ils sont très curieux, veulent savoir comment nous vivons. Et puis, ils te demandent ‘comment ça va?’, ‘comment se porte ta famille?’. Il travaillent et sourient, sourient et travaillent. C’est parce qu’ils se saignent que nous avons tous ces produits bon marché.»

Et si c’était à notre tour de leur demander: «Comment vas-tu?» From somewhere to nowhere en tout cas y invite.

Françoise Gehring, à Locarno, swissinfo.ch
(Traduction de l’italien: Carole Wälti)

En Chine, la migration de la main d’oeuvre rurale a pris de l’ampleur dans les années 1980 et 1990 suite à l’assouplissement du système d’enregistrement des ménages dans leur lieu de résidence (Hukou).

Depuis l’entrée de la Chine dans l’OMC, la migration campagne-ville s’est développée de façon significative. En 2001, le taux d’urbanisation était de 37%. On s’attend à ce qu’il atteigne 50% en 2030 et 70% en 2050.

Les travailleurs migrants viennent, pour la plupart, des provinces occidentales et centrales sous développées (Sichuan, Anhui, He’nan, Gansu) et se dirigent principalement vers les zones urbaines, les régions côtières du sud-est et les grandes villes.

La plupart des travailleurs migrants gagnent un revenu mensuel allant de 300 yuan (36 dollars) à 600 yuan (72 dollars). Environ un tiers des travailleurs migrants sont des femmes.

Source: Migration de la main d’oeuvre rurale en Chine, défis pour les politiques, Zhan Shaohua, 2005.

Origines. De mère tessinoise et de père suisse alémanique, Villi Hermann est né à Lucerne en 1941. Il a étudié les arts figuratifs à Lucerne, Krefeld et Paris.

Expositions. Dans les années 1964-65, il expose à Lucerne et Lugano ses premiers tableaux, dessins et lithographies.

Formation. Il fréquente ensuite la London School of Filmtechnique (LSFT), dont il sort diplômé en 1969.

Débuts. De retour en Suisse, d’abord à Zurich puis au Tessin, il commence à travailler comme cinéaste indépendant, collaborant occasionnellement avec la Télévision suisse alémanique et la Télévision tessinoise pour des documentaires et des reportages culturels.

Production. En 1981, Villi Hermann a fondé sa propre maison de production, Imago Film, à Lugano. Il vit actuellement au Tessin.

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