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Leonard Cohen à Montreux, le temps suspendu

Leonard Cohen, 'compagnon d'âme'... © Lionel Flusin © Montreux Jazz Festival Foundation

Le chanteur et écrivain canadien a donné son unique concert en Suisse mardi soir, dans le cadre du Montreux Jazz Festival, avec à ses côtés la chanteuse Sharon Robinson. Un moment rare, vécu par une salle offerte et subjuguée.

Un chapeau mou cache ses yeux. Mais il le soulève à chaque fois qu’il remercie le public. Et si le costume sombre est élégant, il semble presque trop grand pour lui. Une silhouette d’éternel émigrant.

Un émigrant qui porterait en lui à la fois le Nord (le Canada où il est né), l’Est (ses racines familiales), le Sud (la couleur apportée par l’omniprésence du musicien Javier Mas) et l’Ouest (la Terre promise du Nouveau Monde).

Dès les premières notes de «Dance me to the End of Love», le public est embarqué à bord du bateau Cohen. La traversée sera longue et belle. Leonard Cohen est accompagné de six musiciens, qui loin de l’emmener sur les rives de la surcharge instrumentale, soulignent en permanence l’intimité de l’univers du chanteur. Chaque instrument est mis en valeur, chaque note à sa raison d’être et brille parmi les autres.

A cela s’ajoutent trois choristes parfaites, les voix féminines hantant ses musiques autant que les femmes hantent ses textes, de son premier à son dernier album.

Alors, traversant les décennies, on vogue au gré des récentes et magnifiques «In My Secret Life» ou «Boogie Street» pour plonger dans ces perles de nostalgie que sont aujourd’hui «Bird On The Wire», «Suzanne», «Hey, That’s No Way To Say Goodbye» ou «Who By Fire». En passant par les couleurs intermédiaires que représentent le poignant et illuminé «Hallelujah», «First We Take Manhattan» ou «Everybody Knows».

Le mystère des mots

La foule des aficionados connaît l’œuvre, connaît les mots, chante avec lui, et pourtant, qui comprend réellement le sens de toutes les chansons de Cohen? Peu avant le concert, nous avons posé la question à Sharon Robinson, choriste sur cette tournée, mais surtout collaboratrice de longue date du chanteur – elle a notamment cosigné et arrangé tout l’album «Ten New Songs».

«Je crois que c’est pour eux comme pour moi: un processus continu de découverte, quelle que soit la langue qu’on parle, quoi qu’on ait initialement compris… Leonard a une façon d’écrire qui fait qu’il y a toujours quelque chose qui résonne, quelque chose à creuser. La compréhension de ses chansons se fait dans la durée. C’est sans doute l’une des raisons qui explique que son œuvre traverse le temps», répond-elle.

Lorsque Sharon Robinson travaille sur l’un des textes de Cohen, arrive-t-il qu’elle lui avoue ne pas tout saisir? «J’essaie de comprendre par moi-même, je ne sais pas pourquoi, mais c’est important! Mais si je n’y arrive pas, je lui pose parfois la question», répond-elle en souriant.

Et quelle est alors la réaction de Cohen? Sharon Robinson éclate de rire: «En principe, il répond par un gag! Un jour, je lui ai demandé ce que signifiait ‘from the horse’s mouth’. Il m’a répondu: si je trouve ce cheval, je te le dirai! Non, en fait, il n’hésite pas à donner des explications, souvent très profondes… et qui prennent du temps!»

Qualité d’émotion

Sharon Robinson a participé comme choriste à la tournée baptisée «Field Commander Cohen» en 1979-80. Le plaisir, l’émotion sont-ils les mêmes aujourd’hui? «Je crois que c’est encore plus fort. En particulier grâce au public, l’excitation, l’émotion ambiantes. Les gens goûtent vraiment à ce moment, parce que Leonard est là, et que ce sera sans doute la dernière fois qu’ils le verront. Oui, il y a vraiment un enthousiasme encore supérieur cette fois-ci», dit-elle.

A voir l’attente qui précédait ce concert – puis la ferveur qui l’a accompagné – il est évident que Cohen est devenu une légende vivante, presque un messie dont ce serait là le grand et ultime retour. «C’est vrai, les gens réagissent comme si Leonard Cohen était une sorte de compagnon ‘spirituel’ pour eux – même si je n’aime pas ce mot. Disons que, pour moi et pour beaucoup d’autres, il est devenu à travers son travail une sorte de ‘compagnon d’âme’», constate Sharon Robinson.

Révélation

Oubliés les prix prohibitifs de cette tournée. C’est bel et bien la générosité et le rayonnement de l’homme que retiendra le public. Car au-delà de son image de poète taciturne, Cohen apparaît chaleureux, souriant, charmeur – ce charme un peu désespéré qui touche si fort.

Et lorsqu’il se laisse emporter, noyer, par la beauté des voix de ses choristes, il évoque soudain ses interrogations philosophiques et religieuses pour conclure: «Mais ce soir, j’ai une révélation: la réponse est là, dans ce ‘dou dou da da dou’!» Et il n’est pas impossible que Cohen, éternellement tiraillé entre son rêve de pureté et sa sensualité avouée, le pense vraiment.

Un rappel, puis deux, puis trois… Au quatrième, Cohen commence par dire le texte de «If It Be Your Will», qu’il laisse ensuite chanter par deux de ses choristes, Charley et Hattie Webb. Lui, se retire humblement dans l’ombre et les écoute. Instant magique, aussi fort que quand le chanteur interprète lui-même ses œuvres. Leonard Cohen avalé par l’obscurité, d’autres voix qui portent ses mots, c’est à l’immortalité de ses chansons qu’il assiste.

Mais comme l’homme ne manque pas d’humour, c’est sur un très bluesy «I Tried To Leave You» qu’il viendra faire son dernier tour de piste.

«Goodnight, my darling, I hope you’re satisfied,
the bed is kind of narrow, but my arms are open wide.
And here’s a man still working for your smile.»


swissinfo, Bernard Léchot à Montreux

Leonard Cohen est né en 1934 à Montréal d’une famille juive russo-polonaise.

Il commence par publier des recueils de poèmes, puis en 59, avec l’aide d’une bourse, se rend en Europe. Il va rester 7 ans sur l’île grecque d’Hydra. Nouveaux recueils de poésie et deux romans.

Cohen retourne en Amérique et décide de se lancer dans une carrière musicale. C’est Judy Collins qui, enregistrant «Susanne» en 1966, va le faire remarquer.

Son premier album, ‘The Songs Of Leonard Cohen’, paraît début 68. Il sera suivi par ‘Songs From a Room’ (1969) et ‘Songs of Love and Hate’ (1971). Enorme reconnaissance en Europe.

Suivront ‘New Skin For the Old Ceremony’ (1973), ‘Death of a Ladies Man’ (1977), ‘Recent Songs’ (1979), ‘Various Positions’ (1985), ‘I’m Your Man’ (1988), ‘The Future’ (1992).

Leonard Cohen se rapproche alors de plus en plus d’un couvent bouddhiste au Mont Baldy, près de L.A. Ordonné moine (sous le nom de Jikan – le silencieux), il n’en ressort qu’en 1999.

Il revient à la musique avec ‘Ten New Songs’ (2001), puis ‘Dear Heather’ (2004).

Cette nouvelle tournée américano-européenne marque le retour de Cohen après 15 ans d’absence scénique. Un retour qui serait dû à l’origine à l’escroquerie dont il a été victime (avec pour coupable son ancien manager), et qui lui aurait coûté plusieurs millions de dollars.

Sharon Robinson, née à San Francisco, vit à Los Angeles. Enfant, elle apprend le piano et compose très jeune ses premières chansons.

Choriste de Leonard Cohen sur sa tournée de 1979-1980 («Field Commander Cohen t
Tour»), elle va rapidement collaborer avec lui sur plusieurs chansons: Summertime, Waiting for the Miracle, Everybody Knows…

En 2001, l’album «Ten New Songs» est entièrement cosigné Cohen/Robinson. Elle participe également au dernier album en date de Leonard Cohen, «Dear Heather».

Elle a également été interprétées par Roberta Flack, Diana Ross, les Pointer Sisters, Aaron Neville, The Temptations, Randy Crawford, Ute Lemper, Don Henley…

Sharon Robinson a récemment publié un album solo intitulé «Nobody Knows».

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