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Les ambivalences de la présence suisse en Afrique

En 1961, l'empereur Haïlé Sélassié décore Jeanne Evalet-Roth, doyenne de la colonie suisse. (Musée d'ethnographie de Genève) Musée d'ethnographie de Genève

Présents en Afrique dès le 18e siècle, les Suisses ont développé des relations ménageant les puissances coloniales, tout en tissant des liens avec les milieux indépendantistes. L’historien Marc Perrenoud vient de mettre à jour les lignes de force de cette présence. Interview.

Conseiller scientifique de l’édition des Documents diplomatiques suisses, Marc Perrenoud est l’auteur des articles du Dictionnaire historique de la Suisse sur les relations de la Suisse avec les pays africains.

Marc Perrenoud vient également de publier Les relations de la Suisse avec l’Afrique lors de la décolonisation et des débuts de la coopération au développement. Une synthèse parue dans la Revue internationale de politique de développement qui a nourri un récent colloque sur les 50 ans des indépendances africaines organisé à Genève par l’Institut de hautes études internationales et du développement.

swissinfo.ch: Des Suisses participent à l’entreprise coloniale et d’autres – notamment des missionnaires – aident les colonisés à s’émanciper. La tension entre ces deux approches est-elle une permanence dans l’attitude de la Suisse à l’égard de l’Afrique?

Marc Perrenoud: Au fil des décennies, on voit cette dualité. D’une part, des Suisses à la recherche de travail ou d’opportunités économiques qui travaillent pour des compagnies françaises ou britanniques. D’autre part, des missionnaires et d’autres personnalités qui, dès le 19e siècle, dénoncent l’esclavage, les brutalités de la conquête coloniale comme celle des Belges au Congo ou recueillent des éléments des cultures africaines, une forme d’ethnographie avant la lettre.

Ces missionnaires développent des hôpitaux, des infirmeries, des léproseries, des écoles. Quelques-uns des jeunes ainsi formés se retrouveront dans les mouvements indépendantistes. On peut donc y voir une contribution indirecte de la Suisse au processus de décolonisation.

swissinfo.ch: Vous donnez l’exemple de la Mission de Bâle qui est à l’origine de l’industrie du cacao au Ghana.

M.P.: La Mission de Bâle a cherché à mettre en place des activités économiques favorisant la fin effective du trafic d’esclaves. C’est ainsi qu’elle a contribué à la naissance d’une industrie du cacao au Ghana au 19e siècle. Le développement de cette branche permettait aussi de produire une matière première dont l’industrie chocolatière suisse avait besoin.

swissinfo.ch: Cette approche gagnant-gagnant avant la lettre a-t-elle influencé la future coopération suisse?

M.P.: Ces structures mises en place au 19e siècle ont créé un terreau favorable au lancement de la coopération suisse (actuelle DDC) dans les années 60. Les responsables se disaient: si ça a marché au Ghana, ça peut fonctionner ailleurs.

swissinfo.ch: Ministre des affaires étrangères à l’époque de la décolonisation, Max Petitpierre a lancé l’idée d’une neutralité active et engagée. Une idée qui s’est notamment incarnée par la création d’une agence de coopération. Mais cette ouverture n’était-elle pas avant tout conçue comme le meilleur moyen de lutter contre l’expansion communiste?

M.P.: Cette optique s’applique particulièrement à l’Afrique au moment de la décolonisation, les Occidentaux craignant que les nouveaux pays africains passent sous la coupe de l’Union soviétique. L’aide au développement était conçue aussi dans ce but là. Mais dans l’esprit de Max Petitpierre et du gouvernement suisse, il s’agissait aussi de réagir face au risque d’isolement de la Suisse, un pays qui ne voulait pas adhérer à la Communauté européenne, ni à l’ONU. En ce sens, la coopération suisse était aussi un moyen de montrer que la Suisse n’était pas isolationniste.

Il s’agissait enfin de trouver de nouvelles opportunités économiques, sans faire de l’ombre aux anciennes puissances coloniales qui étaient de gros partenaires commerciaux de la Suisse.

Quant au concept de neutralité, il ne faut pas oublier qu’il est aussi conçu comme un facteur de stabilité à l’intérieur de la Suisse. Et ce dans la perspective de débats sur la politique étrangère helvétique qui pourraient être des facteurs d’affrontement à l’intérieur d’un pays réunissant des cultures et des sensibilités très diverses.

swissinfo.ch: A cette époque, les milieux économiques et la coopération partageaient-ils les mêmes vues sur l’Afrique décolonisée?

M.P.: Au début des années 60, l’économie suisse espérait s’implanter dans ces nouveaux marchés. Mais assez rapidement, les milieux d’affaires sont devenus sceptiques à l’égard de ces nouveaux pays. Les coopérants suisses sont restés les principaux représentants de la Suisse dans plusieurs pays pauvres.

Vu la prospérité économique de la Suisse à l’époque, la séparation entre aide au développement et promotion économique ne posait pas de grands problèmes. Avec les crises successives qui affectent l’économie, des pressions et des critiques politiques sont exprimées afin de réduire l’aide publique ou de la réorienter.

Frédéric Burnand, swissinfo.ch, Genève

Algérie française. «La plupart des Suisses d’Algérie étaient partisans de l’Algérie française et n’ont pas montré beaucoup d’enthousiasme devant la participation de la Suisse aux négociations qui aboutiront aux accords d’Evian.

Géopolitique. La diplomatie suisse a d’abord agi dans une perspective géopolitique. Berne estimait que cet engagement aurait un retentissement sur tout le continent nouvellement indépendant.

Neutre. En facilitant la sortie de crise pour la France, les Suisse espéraient aussi démontrer son utilité de puissance neutre, alors que Berne n’avait pas voulu rejoindre le Marché commun.

Opportunités. L’idée était aussi en 60-61 de créer des liens avec les futurs dirigeants de l’Algérie pour, entre autre, mieux défendre les intérêts des entreprises suisses en Algérie et saisir les opportunités économiques laissées par les Français.

Putsch. Vu l’évolution de la jeune Algérie indépendante marquée par le coup d’Etat de l’armée (Boumediene), une équipe qui rejetait en partie les accords d’Evian, les personnes avec qui les diplomates suisses avaient créé des contacts n’étaient plus aux affaires.»

Marc Perrenoud

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