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Le débat sur la «surpopulation étrangère» perdure en Suisse

La Suisse devient-elle trop peuplée? Certains l'affirment. Keystone


En Suisse, les craintes de surpopulation étrangère avaient déjà atteint un pic dans les années 1970. Mais selon l’historien Damir Skenderovic, le débat n’a jamais vraiment cessé. La votation de février et celle du 30 novembre à venir, en sont une preuve supplémentaire.

Le 9 février dernier, à une très courte majorité, les Suisses acceptaient une initiative populaire de l’Union démocratique du centre (UDC, droite conservatrice) visant à stopper «l’immigration de masseLien externe» déposée par l’Union européenne. EcopopLien externe, une nouvelle initiative exigeant un frein à l’immigration est soumise aux citoyens le 30 novembre prochain.

Appelé Ecopop (association ECOlogie et POPulation), ce texte fixe une limite à l’arrivée de nouveaux habitants à 0,2% de la population résidente sur une moyenne de trois ans. Ses auteurs veulent en outre inscrire dans la Constitution fédérale un montant de 10% de l’aide au développement pour la promotion du contrôle des naissances dans les pays en développement.

Les auteurs de l’initiative proviennent de tous les camps politiques, mais le directeur du comité est membre du Parti écologiste, un parti qui rejette toutefois vigoureusement le texte. Des accusations de xénophobie ont été adressées aux partisans du texte, telles que «nazis à birkenstock», allusion aux sandales affectionnées par certains écologistes.

Mais les partisans se défendent de toute pensée extrémiste, affirmant que leur seule préoccupation est de garantir une qualité de vie durable en Suisse. Pour cela, affirment-ils, il faut faire cesser les pressions sur l’environnement en freinant l’immigration, tout en aidant les habitants des régions défavorisées du monde.

Damir SkenderovicLien externe, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Fribourg, a écrit sur l’extrême droite, l’immigration et les politiques identitaires. Selon lui, Ecopop est une nouvelle tentative de faire des étrangers des boucs émissaires.

swissinfo.ch: Il est beaucoup question, aujourd’hui, de «surpopulation étrangère», mais ce concept a pourtant connu son apogée dans les années 1960 et 1970.

Damir Skenderovic: Oui, mais le débat n’a jamais vraiment cessé. Le concept de surpopulation étrangère insinue qu’il y a une menace, un danger, et qu’il devrait y avoir une sorte de protection. Le concept est composé du terme «sur», «über» en allemand, qui implique qu’il y a quelque chose en trop, qualitativement et quantitativement. Mais la question de la limite effective est laissée à l’appréciation de chacun. L’autre partie du concept, le mot «fremd», renvoie à l’étranger, celui qui n’appartient pas à l’ici, qui est supposé être un étranger au monde des habitants d’ici. L’idée est celle d’une menace permanente venant de l’extérieur, de l’«autre». Cela correspond aussi à une sorte de perception négative de l’identité, dans le sens que c’est en se démarquant des autres que l’on construit sa propre identité. La «suissitude» est perçue comme contrepoint à la «non-suissitude».

swissinfo.ch: C’est donc la peur qui est derrière cette idée?

D.S.: Oui, il y a de la peur là-derrière. La politique de la peur vise à susciter le sentiment que l’on doit se défendre, elle fait intervenir des émotions et des fantaisies plutôt que la raison et les faits. Depuis les années 1990, les politiques basées sur la peur ont influencé quantité de campagnes et de décisions politiques en Suisse, en particulier en terme d’immigration et de politique étrangère.

swissinfo.ch: Pourquoi ce concept est-il mis en relation avec l’initiative Ecopop?

D.S.: L’initiative exige tout d’abord une réduction de l’immigration. Cela implique deux catégories de personnes, les «nationaux» et les «non-nationaux», les Suisses et les non-Suisses, ceux qui ont le droit de rester et ceux qui doivent partir ou qui ne peuvent pas entrer dans le pays.

Le succès d’un néologisme

L’usage du mot «Dichtestress» (stress dû à la densité) s’est multiplié en Suisse alémanique avant la votation du 9 février 2014 sur l’initiative «contre l’immigration de masse». Il renvoie en vrac aux transports publics bondés, au bétonnage du paysage et aux dégâts environnementaux.

Le concept est né en 1976 sous la plume de Frederic Vester, (un biochimiste allemand, ndrl), qui se base sur les réactions des tupajas, un petit mammifère arboricole spécialement peu social, pour expliquer le «stress de la densité humaine». 

Deuxièmement, l’initiative évoque des aspects écologiques, l’environnement et la croissance. Ses auteurs argumentent avec le sentiment du «Dichtestress», comme le disent les Alémaniques, le «stress dû à la densification», un mot qui n’existe pas en anglais et qui surprend beaucoup des personnes ayant vécu à New York ou au Japon.

Mais l’initiative manque son objectif, puisque l’écologie et l’environnement sont des thèmes transnationaux. Ils ne s’arrêtent pas aux frontières. L’initiative se réfère ainsi à une ancienne idée de l’Etat-nation, un concept qui n’a plus de sens à l’heure de l’écologie. La question de la croissance également, économique ou démographique, est globale. La réponse ne peut pas être donnée par un pays seul. On cherche des responsables pour les problèmes impliqués par la croissance, comme les transports bondés, les loyers trop élevés ou le nombre de constructions. C’est clairement, à mon avis, une politique de bouc émissaire.

swissinfo.ch: De quand date ce débat?

D.S.: Le débat sur la surpopulation, sur le stress écologique et sur la pression environnementale a déjà une longue histoire. Les premiers éléments remontent aux années 1960 et 1970. Un aspect est lié aux notions spécifiques de nation et de nationalisme; la surpopulation est vue à l’intérieur des frontières nationales et mise en relation avec l’Etat-nation. Les scientifiques, les économistes et les démographes ont contribué à ce courant de pensée, dont l’initiative s’inspire. La surpopulation est liée à l’immigration, les deux notions d’excédent de population et d’excédent d’étrangers fusionnent.

swissinfo.ch: La Suisse d’aujourd’hui est différente de celle des années 1970. Pourquoi la surpopulation étrangère est-elle en cause, alors que le pays va si bien?

D.S.: La recherche sociale donne diverses explications sur la peur comme base de décision ou comme base de soutien à un parti politique. Il est ainsi possible que les habitants, tout en sachant que tout va bien pour l’instant, craignent que de futurs changements produisent des effets négatifs sur leur vie. Il y a aussi la théorie du «chauvinisme du bien-être», selon laquelle il faut protéger son niveau de qualité de vie, l’Etat social ou d’autres qualités nationales. Il faut alors que les Suisses aient davantage de droits que les autres.

Enfin, l’histoire nous apprend que certains milieux de la classe moyenne ont peur que tout aille mal demain et qu’ils perdent leur statut, avec un bon emploi, une bonne formation et une vie familiale stable. Ils votent pour des partis qui leur promettent un statu quo social et une protection nationale. 

Chronologie

1900: apparition du terme «surpopulation étrangère» dans une brochure destinée à susciter un débat parmi les intellectuels.

Autour de la Première Guerre mondiale: le débat est repris par le grand public et par des institutions qui se sentent le besoin de contrôler l’immigration. En 1917, la police des étrangers est centralisée. 

Ensuite, le débat prend de l’ampleur, malgré le fort recul du nombre d’étrangers. Le concept de surpopulation étrangère devient un terme officiel et fait son apparition dans des lois. Mais il n’est pas clairement défini: rien n’est dit sur le nombre limite de personnes ou sur les critères que les migrants devraient remplir. La réflexion est teintée d’antisémitisme.

Après la Deuxième Guerre mondiale: la Suisse fait venir des travailleurs, appelés «saisonniers», d’Europe du Sud. Le débat sur la surpopulation étrangère se concentre sur les questions du travail et de l’économie, mais il conserve une connotation culturelle. Le parti politique Action nationale est créé en 1961, qui se rebaptisera plus tard les Démocrates suisses. Une commission fédérale est chargée d’examiner s’il y a trop d’étrangers en Suisse.

1967: le député James Schwarzenbach place l’Action nationale sur la scène politique fédérale. La Suisse est le premier pays d’Europe à compter ce type de parti populiste d’extrême-droite.

1970: après une campagne très virulente, l’initiative populaire de James Schwarzenbach «contre l’emprise étrangère» est rejetée en votation par 54% de non. D’autres tentatives suivront, toutes refusées en votation.

Années 1990: ce sont les années de montée en puissance de l’Union démocratique du centre (UDC), qui récupère le concept de «surpopulation», dont la notoriété avait pourtant fortement diminué, à cause de l’exclusion qu’il impliquait. L’UDC est aujourd’hui encore le premier parti politique de Suisse.

(Source: Damir Skenderovic)

(Traduction de l’anglais: Ariane Gigon)

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