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Les menaces qui pèsent sur les journalistes mettent la neutralité suisse à l’épreuve

Media equipment sit on a police car in Myanmar
NGOs have expressed skepticism about broad declarations on press freedom by governments, instead calling on them to help free imprisoned journalists and investigate cases of murdered members of the press. Keystone / Lynn Bo Bo

Après l’assassinat d’un journaliste saoudien réputé, la Suisse a choisi l’an dernier de ne pas s’associer à une déclaration commune exigeant que toute la lumière soit faite sur cette affaire. Les journalistes et leurs défenseurs se demandent par conséquent dans quelle mesure l’engagement de Berne en faveur de la liberté de la presse dans le monde est sérieux.

En mars dernier, une partie de la communauté internationale a pris une initiative plutôt rare. Elle a sévèrement réprimandé l’Arabie saoudite pour son bilan en matière de droits de l’homme, six mois après le meurtre du journaliste Jamal Khashoggi dans le consulat de ce pays à Istanbul. Tous les États membres de l’Union européenne et plusieurs autres ont signé à Genève la déclaration conjointe qui demandait au royaume saoudien de coopérer à l’enquête de la rapporteuse spéciale de l’ONU pour élucider les circonstances de ce crime Mais la Suisse a refusé de s’y associer.

Démocratie et désinformation

Pour marquer la Journée internationale de la démocratie qui aura lieu le 15 septembre, l’ambassade du Canada à Berne, l’ambassade britannique et swissinfo.ch organisent une discussion publique consacrée à la désinformation et à son impact sur le processus démocratique. Elle aura lieu le 12 septembre au Musée de la communication à Berne et réunira Samantha Bradshaw, chercheuse à l’Institut internet de l’Université d’Oxford et Fabrizio Gilardi, professeur d’analyse politique à l’Université de Zurich. La discussion sera animée par la journaliste de swissinfo.ch Geraldine Wong Sak Hoi. L’entrée est libre et gratuiteLien externe.

La section suisse de Reporters sans frontières (RSF) a vivement condamné cette décision, rapporte son secrétaire général Denis Masmejan. «Traditionnellement, la Suisse défend les droits de l’homme et plus particulièrement la liberté d’expression et la liberté de la presse.»

Ce cas reflète le délicat exercice d’équilibrisme auquel les autorités helvétiques se livrent pour concilier les valeurs de la Suisse avec ses intérêts économiques et sa tradition de neutralité. Berne semble préférer les remontrances privées aux pressions publiques. Mais de nouvelles initiatives pour protéger la liberté de la presse pourraient pousser le pays à assumer un rôle plus visible sur la scène internationale dans ce domaine.

Peu de temps après l’assassinat de Jamal Khashoggi en 2018, la Suisse et d’autres pays ont publié une déclaration commune lors du Forum de Paris sur la paix. Ils y exprimaient leurs préoccupations face aux menaces qui pèsent sur la liberté de la presse et manifestaient leur intention de travailler à un projet pour «l’information et la démocratie» inspiré d’une initiative lancée par RSFLien externe. Et cet été, la Suisse a signé un «Engagement mondial pour la liberté des médiasLien externe» initié par le Canada et le Royaume-Uni.

Cet engagement a été présenté en juillet à Londres lors de la première Conférence mondiale pour la liberté des médias. Il vise à «lutter contre les violations et les agressions contre la liberté de la presse en engageant les pays à travailler ensemble», indique Kristen Ambler, conseillère politique à l’ambassade du Canada à Berne. Vingt-six pays l’ont signé et une liste actualisée des États signataires sera publiée ce mois en marge de l’Assemblée générale des Nations unies à New York, précise-t-elle.

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Les critiques se demandent toutefois si ces initiatives serviront vraiment à quelque chose au vu des réactions internationales dans l’affaire Khashoggi ou dans d’autres affaires analogues. La réponse à ces violences et à d’autres cas de musellement des médias a en effet jeté le doute sur la détermination et la capacité des différents pays à aller au-delà des déclarations générales et à défendre la liberté de la presse dans les cas concrets.

La réaction internationale à la mort du journaliste saoudien n’a pas été très tangible, écrit la rapporteuse spéciale de l’ONU sur les exécutions extrajudiciaires Agnès Callamard dans le Washington PostLien externe. Elle estime que les sanctions prises par certains pays contre des individus liés à l’assassinat «ne prennent pas en compte la responsabilité de hauts dignitaires saoudiens».

«En l’absence d’action internationale, il est clair que des cas similaires se répéteront», ajoute la rapporteuse, demandant que le secrétaire général de l’ONU ouvre une enquête, comme cela a déjà été fait dans le passé dans des cas d’assassinats politiques. Elle a également proposé que l’ONU mette en place un «mécanisme indépendant» chargé de mener «des enquêtes criminelles sur les meurtres ciblés de journalistes et de défenseurs des droits de l’homme.»

En prélude à la signature de l’Engagement mondial pour la liberté des médias à Londres, un groupe d’ONG, dont RSF International, a exhorté les pays à adopter et à financer le mécanisme proposé par Agnès Callamard. Sceptiques face à cet «engagement», les ONG ont présenté une liste de mesures que les États devraient prendre pour qu’ils aient à rendre des comptes ou en demandent à d’autres pays en cas d’emprisonnement, d’assassinat et d’attaque contre des journalistes.

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Remontrances privées

Interrogé sur la réponse de la Suisse aux assassinats de Jamal Khashoggi et de la journaliste Daphne Caruana Galizia à Malte en 2017, Pierre-Alain Eltschinger, porte-parole au Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), indique que la Suisse discute en principe de ces questions au niveau bilatéral ou, pour «les situations les plus préoccupantes», dans le cadre de plateformes multilatérales. Il ajoute que des représentants de la Suisse ont abordé le cas du dissident saoudien «à plusieurs reprises au niveau bilatéral ainsi qu’au Conseil des droits de l’homme de Genève».

Le porte-parole du DFAE remarque cependant que des actions concrètes pour honorer l’engagement pris à Londres «sont dans l’intérêt de la Suisse». À cet égard, il attire l’attention sur la création d’une Coalition pour la liberté des médias qui permettra aux États signataires de cet engagement de coordonner leurs efforts internationaux.

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La Suisse participe à différentes autres initiatives pour la liberté de la presse, relève Pierre-Alain Eltschinger. Il cite par exemple un partenariat avec l’UNESCO pour renforcer la liberté d’expression en Afrique francophone ou encore un projet de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) destiné à améliorer la sécurité en ligne des femmes journalistes.

Préserver l’espace démocratique

En plus des droits de la presse, les ONG sont également soucieuses de préserver «un espace de l’information et de la communication (…) qui permette l’exercice des droits et de la démocratie», écrivent-elles dans une déclaration accompagnant l’initiative de RSF pour l’information et la démocratie. Les menaces actuelles comprennent notamment le contrôle politique des médias et la désinformation en ligne.

Le mois dernier, l’initiative de RSF a reçu un appui de poids. Les États du G7 ont en effet apporté «un soutien unanime» au Partenariat sur l’information et la démocratie, un partenariat qui «au-delà des mots, permettra de mettre en œuvre des garanties concrètes», souligne RSF InternationalLien externe.

Pierre-Alain Eltschinger indique que le DFAE «étudie actuellement la possibilité» que la Suisse se joigne à ce partenariat qui devrait être signé par plusieurs pays dans les prochaines semaines en marge de l’Assemblée générale des Nations unies. Il faudra attendre qu’il soit rendu public à New York pour connaître les engagements concrets qu’il prévoit.

Pour Denis Masmejan de RSF Suisse, il est clair que la Suisse devrait s’y associer. «Ce texte qui n’est pas juridiquement contraignant pose les fondements pour s’assurer que les citoyens disposent d’une information libre et fiable, ce qui constitue une condition indispensable au bon fonctionnement de la démocratie», écrit-il dans un courriel.

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Traduction de l’anglais: Olivier Huether

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