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Lise Bissonnette: Le pays plus vaste que le français

Il ne faut pas devenir fétichiste de la langue, juge Lise Bissonnette. swissinfo.ch

Son accent ne trompe pas, elle vient du Québec où, bardée d’honneurs, elle est une figure marquante des lettres et du journalisme. Le français selon… Lise Bissonnette, histoire de rappeler aussi que la question francophone n’est pas morte avec la fin du sommet de Montreux.

Une vivacité d’esprit peu commune, la précision du verbe, le français de Lise Bissonnette n’est pas une langue à-moitié. La Québécoise, qui fait partie du jury du Prix des cinq continents de la Francophonie, s’est soumise à la question…

swissinfo.ch: Vous souvenez-vous du premier manuel scolaire avec lequel vous avez appris le français?

Lise Bissonnette: Au Québec, le français, c’est la langue première. Je n’ai donc pas découvert le français, je suis née dedans. A la maison, j’étais la sixième d’une famille de sept. Voulant imiter mes frères et sœurs, je faisais semblant de lire les livres. Je les apprenais par cœur. Si bien que ma mère m’a envoyée à l’école à quatre ans.

swissinfo.ch: Quelqu’un – parent, professeur, auteur – a-t-il marqué à jamais votre relation à la langue française?

L.B.: Non. Je suis une lectrice invétérée, boulimique, j’ai passé ma vie à lire et à absorber. Maintenant que j’en ai terminé avec le journalisme, avec la vie active, je travaille en littérature. Je fais des recherches littéraires sur George Sand, sur son fils et la littérature fantastique en général. Mais je n’ai pas à proprement parler d’auteur fétiche.

swissinfo.ch: Une citation de Cioran: «On n’habite pas un pays, on habite une langue. Une patrie, c’est cela et rien d’autre». D’accord, pas d’accord?

L.B.: Plus ou moins. Il ne faut pas devenir fétichiste de la langue. La langue française est un magnifique instrument. C’est la langue avec laquelle j’ai le plus d’affinités, même si j’ai aussi fait du journalisme en anglais. Mais je n’aime pas qu’on investisse une langue d’une mission identitaire particulière, bien que je sois souverainiste québécoise et que les questions d’identité m’intéressent.

On défend une langue parce que c’est la nôtre, mais de là à l’habiter, je trouve le concept un peu étriqué. Le monde est tout de même plus vaste qu’une langue en particulier. Je défend le français de manière assez militante au Québec, mais je n’irais pas jusqu’à dire qu’on l’habite comme un pays. Le pays, c’est un peu plus vaste que ça.

swissinfo.ch: Vous parlez l’anglais, quelle place tient chez vous cette langue?

L.B.: Avec mon travail, au Québec, je n’avais pas trop le choix. Indépendamment de cette carrière, toute petite, dans le nord-ouest du Québec, qui était une région minière ouverte au début du 20e siècle par des Américains et des Canadiens anglais, je baignais dans l’anglais. Il m’est venu naturellement, presque par immersion.

Malheureusement, je ne parle pas d’autres langues et je le regrette. L’anglais, pour moi, c’est une langue de communication mais aussi de culture. Les pauvres anglophones ont de quoi être malheureux. On réduit leur langue à n’être qu’un sabir international ou une langue de communication alors que c’est une culture littéraire très riche.

J’ai la chance de pouvoir me promener du français à l’anglais, et j’en profite. Mais il est certain que pour moi, le français est la langue première, celle que j’aime travailler, et en tant qu’écrivaine, il ne me viendrait pas à l’idée d’écrire en anglais.

swissinfo.ch: La langue française a une spécificité: l’Académie française. Un club de vieillards inutiles ou les gardiens du temple?

L.B.: Vous tombez bien, je suis membre de l’Académie des lettres du Québec. Elle aussi passait pour une académie vieillissante et passéiste. Et là, depuis trois ans, on est en train de la rendre contemporaine, de la situer au milieu des débats. Une académie peut, si elle se secoue un peu, faire des choses intéressantes. Mais il faut de tout et l’Académie française est une belle institution que les Français ont tort de mépriser.

swissinfo.ch: Malgré l’Académie, le français se métisse et change, pour le meilleur et pour le pire… Votre rapport à cette évolution? Amusée, attentive, agacée?

L.B.: Je suis parfois irritée. Je vis dans un pays où le français baigne dans une réalité Nord-Américaine où l’interpénétration des langues rend le rapport au français très anxiogène. Les Européens ne sont pas du tout conscients de ce problème. Particulièrement les Français.

Les Français souffrent aujourd’hui d’un complexe qui a été bien étudié au Québec. Quand les langues s’interpénètrent, les enfants ont tendance à valoriser la langue de l’autre davantage que la leur. On l’a vu au Québec et chez les minorités francophones au Canada anglophone: votre propre langue prend un statut inférieur et vous croyez que le fait de maîtriser l’autre langue la rend supérieure.

Certains grands Français aujourd’hui, Dominique Strauss-Kahn ou Bernard Kouchner par exemple, appellent à apprendre l’anglais. Il va de soi qu’il faut l’apprendre. Mais cette espèce de militantisme qui veut convaincre le monde entier, qui fait croire que les Africains francophones ne survivront pas s’ils n’apprennent pas l’anglais, cette idée est un complexe de colonisé. C’est ce que la psychologie appelle le bilinguisme soustractif.

Nous souffrons au Québec de voir les Français céder à ce complexe. Collectivement, les Français doivent s’interroger là-dessus. Certains le font, mais au plus haut niveau, en France, le rapport à la langue française est en train de vaciller sur des bases psychologiques dangereuses. Et ça n’est pas qu’une mode.

Nous connaissons cela depuis longtemps, c’est ce qui explique la vigilance des Québécois. On fait beaucoup d’erreurs, on a énormément de difficultés, car l’anglais nous rentre dedans constamment. La syntaxe, le vocabulaire… mais avec la mondialisation, ça va arriver à tous ceux qui parlent français.

Non pas qu’on doive devenir rigoriste. Je suis tout à fait d’accord pour reconnaître qu’une langue doit évoluer. Ça ne veut pas dire qu’on doit pousser dessus pour qu’elle évolue en accéléré au point de se défigurer. Ce processus doit demeurer naturel. Actuellement, certaines personnes bien intentionnées, invoquant la mondialisation, sont là-dessus d’un laxisme qui commence à devenir pour nous très irritant.

swissinfo.ch: Cette année, c’est le 40e anniversaire de l’Organisation internationale de la Francophonie. Quel regard portez-vous sur cette institution?

L.B.: Abdou Diouf m’a demandé en 2006 d’être l’observatrice du statut du français aux Jeux Olympiques de Turin. Ce qui m’a amené à faire des considérations assez virulentes sur les organisations internationales. Je crois que l’OIF joue un rôle sans comparaison dans le monde. C’est bien sûr un organisme assez lourd mais on peut le dire de l’ONU, de l’Unesco, de l’Europe, de la Fédération canadienne. Mais lorsqu’on regarde créneau par créneau, certains sont vraiment intéressants.

Le créneau littéraire est peut-être le plus réel. J’ai vu le choc des cultures à l’intérieur de la Francophonie depuis dix ans avec le jury du Prix des cinq continents. Nos conceptions littéraires s’affrontent, nos conceptions de ce qu’est la langue s’affrontent, ça apporte plus de vérité que la partie diplomatique de l’OIF.

swissinfo.ch: Pour conclure, un mot de la langue française que vous appréciez particulièrement?

L.B.: La mélancolie. Je trouve que la littérature d’aujourd’hui est souvent bruyante alors que la littérature doit pour moi être en retrait, observant le monde, parfois avec force et violence dans sa façon de s’exprimer. J’ai toujours aimé cette idée d’être contemplative et d’être en état de mélancolie devant les choses, ce qui permet d’analyser le monde avec recul.

Journalisme. Cette enfant de l’Abitibi, dans le nord-ouest du Québec, est née en 1945. Elle a étudié dans sa province mais aussi à Paris et Strasbourg, avant d’entamer une carrière de journaliste qui l’a vue travailler pour les plus grands médias écrits québécois (Le Devoir, The Globe and Mail, Le Soleil, L’actualité).

Directions. Elle a été directrice du quotidien indépendantiste Le Devoir, puis de la Grande bibliothèque du Québec et de la Bibliothèque nationale et des Archives nationales du Québec. C’est elle qui a concrétisé la Grande Bibliothèque du Québec, qui accueille chaque jours des milliers de visiteurs.

Ecriture. Honorée de plusieurs doctorats honoris causa au Canada et aux Etats-Unis, officier de l’ordre national du Québec et chevalier de la Légion d’honneur en France, Lise Bissonnette est l’auteure de plusieurs ouvrages de chroniques mais aussi de nouvelles et de romans. Dont Un lieu approprié, paru en 2001.

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