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Locarno exhibe le film moite d’un couple aventureux

Vimala Pons est de retour dans la mangrove mexicaine. © Festival del film Locarno

C’est un des trois films suisses en lice pour la récompense suprême du festival. ‘Mangrove’, de Frédéric Choffat et Julie Gilbert, entraîne une femme vers l’origine géographique de sa douleur, au Mexique. Une quête relatée sur un mode elliptique et organique. Interview à deux voix.

Plan fixe sur une route, la nuit. Un autobus s’arrête. Des Mexicains en descendent. La caméra cadre les pieds et remonte vers le visage d’un gosse européen, dont c’est le tour. Il hésite. Sa mère le prend par la main. Ils descendent aussi. Gros plan sur le regard inquiet de la mère. Puis le silence de la nuit…

La suite de Mangrove (sortie le 17 août en salles) se vit plutôt que se raconte, tant le film de Frédéric Choffat et Julie Gilbert prend le spectateur par les sens, le plongeant dans une nature poisseuse et métaphorique.

La parole s’y fait rare, le temps étendu. Les flous soutenus se mêlent aux flash-back. Tout est laissé à ressentir et à deviner, à entendre, presque à humer, dans ce film qui parle de démons personnels et du retour sur le lieu originel de la douleur.

Seule actrice professionnelle du film, Vimala Pons se laisse faire par la caméra, filmée près du corps et de la peau. Pour elle, aucun espoir ne semble permis. A moins que…

Avec Mangrove, cet écosystème tropical où la mer salée rencontre l’eau douce et les marées révèlent puis cachent, Frédéric Choffat et Julie Gilbert proposent un film courageux et exigeant.

swissinfo.ch: Comment, en travaillant en couple, aboutit-on au résultat que vous présentez à Locarno?

Frédéric Choffat: On ne sait pas. Le fait est qu’on travaille depuis quinze ans ensemble et qu’on a toujours travaillé ensemble. On s’est rencontrés sur un tournage. On travaille de façon totalement organique. Chacun a un rôle très défini mais chacun empiète totalement, et tout le temps, sur le rôle de l’autre.

Julie est plutôt du côté de l’écriture, moi plutôt de l’écriture visuelle, de la réalisation, du cadre. Et c’est un incessant allez et retour qui fait que parfois on est un peu moins seul. Chaque fois qu’on a un doute, l’autre est là pour augmenter ce doute ou le résoudre. C’est une façon pour nous de voir un peu plus large et de se poser les questions.

swissinfo.ch: D’où vient l’histoire du film et pourquoi, justement, en avoir fait un film?

Julie Gilbert: Il y a deux déclencheurs à cette histoire. Le premier est que j’ai vécu mon enfance au Mexique et qu’ensuite on a vécu ensemble là-bas. C’est donc un pays très important pour nous.

Parallèlement, j’écrivais la ixième version d’un long métrage qui se passe à Cuba et j’avoue que j’en avais ras le bol. A surgi cette histoire, un peu alimentée par des amis qui ont acheté une posada, une petite auberge, dans ce lieu, au Mexique, sur la côte pacifique. Et ça a fait revenir en moi ce décor, cette ambiance de bout du monde, ces endroits où les gens avec un idéal de vie finissent par échouer.

Quand je suis revenue avec mon texte, Frédéric s’est dit, waouh!, on fait un film avec ça! L’important, dans cette histoire, c’était aussi de parler de la manière de faire un deuil, de ce que signifie être face à un deuil. Deuil d’une personne mais aussi d’un idéal, de l’enfance, des différentes étapes de la vie.

swissinfo.ch: Précisément, quelles sont les questions que pose le film?

Frédéric Choffat: Cette question du deuil. Que fait-on avec nos fantômes, nos regrets, nos remords? Il y a aussi la question de l’identité: Pourquoi est-on ici? Plus que jamais, je me pose la question des raisons qui font que je suis né ici et pas ailleurs, ou ailleurs et pas ici.

Et la question nous hante toujours: que font les gens qui traversent océans, plaines et barbelés pour tenter de venir survivre chez nous? Et que font les émigrants suisses ou occidentaux qui, eux, vont à l’autre bout du monde pour essayer de trouver de l’exotisme ou une vie moins stressante, plus belle, plus ensoleillée? C’est cette question d’identité, d’appartenance. Mais le deuil, c’est aussi ça: le passage entre la mort et la vie, un lieu et l’autre. En fin de compte, c’est peut-être la même frontière qu’on explore.

swissinfo.ch: Le film aborde les choses de façon elliptique. Pourquoi ?

Frédéric Choffat: La culture est la résistance au divertissement, disait Pasolini. Pour nous, ça a été de travailler sur le fil du rasoir, entre ce qui est dit et n’est pas dit, entre la netteté et le flou, entre le bien et le mal.

Rien n’est bien et rien n’est mal. Rien n’est net. Ça a été de construire cette histoire en donnant à manger au spectateur, en donnant à réfléchir et, en même temps, en retenant. En permettant une sorte d’aller et retour. On l’a tenté. Mais c’est sur le fil. Si on en dit trop, on tombe dans l’explicatif, si on n’en dit pas assez, on tombe dans l’abscond ou l’élitisme. On l’a tenté en l’amenant avec des odeurs, des lumières, des couleurs, des sensations qui dépassent la parole.

swissinfo.ch: Quelles ont été les conditions de tournage?

Frédéric Choffat: Elles ont été les meilleures du monde, et pour certains producteurs, les pires du monde. On produit nous-mêmes nos films. On est partis avec pratiquement aucun budget. De quoi payer un tout petit salaire de base à chacun, le logement, la nourriture, la caméra qu’on avait achetée et les billets d’avions. Tout s’est fait avec une équipe de cinq personnes et avec les habitants de la plage pour jouer tous les rôles à part celui de la comédienne et de l’enfant.

Sur cette base, en osmose avec le lieu et la nature, chacun a trouvé sa place de façon assez naturelle. Ç’a été une expérience magique. On était nous deux, trois techniciens et la comédienne. On a pu s’éviter toute lourdeur logistique, tout s’est fait naturellement, pas dans l’instinct, car tout était préparé, mais dans le sensoriel, dans le direct.

swissinfo.ch: Etre en compétition internationale à Locarno, qu’est-ce que ça procure?

Julie Gilbert: En général, je réponds: c’est la gloire (rires)! Non, on est heureux, car pour un film comme celui-ci, très particulier, pas exactement dans le mainstream du cinéma, c’est lui donner une visibilité et une chance d’être vu par plusieurs spectateurs. C’est un cadeau!

Frédéric Choffat: C’est donner une chance à ce film-là mais à ce cinéma-là aussi. On nous bassine trop avec des mégas productions. On peut faire le tour du monde en avion ou à bicyclette. On est plutôt dans la bicyclette, car pour nous, maintenant, c’est là qu’on rencontre le plus de monde, qu’on a le plus de sensations. C’est donc un vrai coup de pouce donné à l’envie de faire du cinéma avec rien, et de le faire parce qu’on a envie de raconter quelque chose.

Lui. Né au Maroc en 1973, le Franco-Suisse Frédéric Choffat a étudié la photo à l’ECAL de Lausanne avant de réaliser des courts métrages comme A Nedjad, Monde Provisoire, Sages Femmes ou Walpurgis.

Premier. En 2007, il a sorti son premier long métrage intitulé La vraie vie est ailleurs, qui s’est taillé un beau succès critique et public.

Elle. Compagne de Choffat, Julie Gilbert est née à Grenoble en 1974. Après des études de lettres, puis une période sud-américaine, elle a achevé en Suisse sa formation de scénariste.

Ecriture. En plus de son travail pour la radio et le théâtre, elle a signé les scénarii de plusieurs des films de Frédéric Choffat.

De Frédéric Choffat et Julie Gilbert

Suisse-France, 2011, 35 mm, 70 min, VO français/espagnol

Production et commercialisation: Les Films du Tigre

Coproduction: Radio Télévision Suisse (RTS), Red Star Cinéma

La 64e édition du Festival international du film de Locarno se tient entre le 3 et le 13 août. Au programme, la projection de 270 films, dont 40 en première mondiale.
 
Vingt films d’une douzaine de pays, parmi lesquels 14 premières mondiales et 3 premières œuvres sont sélectionnés pour la compétition internationale. En course, deux films suissesMangrove, de Frédéric Choffat et Julie Gilbert, et Vol spécial de Fernand Melgar – ainsi qu’une coproduction suisso-argentine, Abrir las puertas y ventanas.
 
Le concours des cinéastes du présent comporte 14 premières ou deuxièmes œuvres, dont 9 en première mondiale. Il s’agit de films venant du Portugal, de Chine, d’Argentine, d’Italie, de France et de Suisse.
 
La fameuse Piazza Grande fait la part belle à 20 films, dont 6 en provenance des Etats-Unis. A signaler un court-métrage suisse et une coproduction Allemagne/Suisse. Au menu: blockbusters de l’été, films d’auteur et populaires, en provenance de toute la planète.

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