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Louis Soutter, double regard à Lausanne

«Jeux» (détail), peinture aux doigts et à l'encre noire. Musée cantonal des beaux-arts, Lausanne

Alors que le Musée cantonal des Beaux-Arts propose «Louis Soutter et les modernes», la Collection de l'Art Brut s'attache à «Louis Soutter et la musique».

Quand un univers étrange et inclassable est confronté à celui des autres, passés et présents.

Avant l’œuvre, il y a la trajectoire. Celle d’un homme né en 1871 dans la bonne bourgeoisie de Morges. Des études d’architecte, puis la musique – le violon – en virtuose.

Parallèlement, le goût pour les beaux-arts, qui va se préciser lors d’un séjour en Belgique, puis à Paris. Et s’épanouir aux Etats-Unis, où Louis Soutter va prendre la direction du département beaux-arts au Colorado College. Parcours parfait où tout semble couler de source.

Mais aux Etats-Unis, soudain tout se fissure: sa femme exige le divorce. Il rentre en Suisse en 1903, ébranlé. Se replonge dans la musique. Orchestres, puis, salons de thé, cinémas, casinos… Dérive progressive d’un «dandy vagabond» dont l’excentricité et les goûts de luxe ne cadrent plus avec sa réalité financière.

En 1923, sa famille le fait interner, contre son gré, dans un asile pour vieillards à Ballaigues, dans le Jura vaudois. C’est là, que la véritable dimension artistique de Louis Soutter, celle qui fait qu’on en parle encore aujourd’hui, va éclater.

Rompant avec tout académisme, Soutter, jusqu’à sa mort en 1942, va dessiner et peindre entre dix et douze mille pièces, sombres et fortes.

Soutter le moderne

Démesure créatrice, vécue dans la claustration, épanchée dans l’urgence, entre libération psychique et hallucination… «Art brut», a-t-on décrété.

Un point de vue que ne partage pas Hartwig Fischer, directeur du Kunstmuseum de Bâle, où une première mouture de l’exposition «Louis Soutter et les modernes» a été proposée: «L’art brut, où on classait Soutter, était un ghetto».

Même approche pour Catherine Lepdor, conservatrice au Musée cantonal des beaux-Arts à Lausanne. Selon elle, «Soutter n’a pas créé dans une situation ‘monologique’, mais ‘dialogique’ et ouverte. Il n’a jamais cessé de se sentir en dialogue avec ses contemporains.»

Il est vrai que Louis Soutter, du fond de son asile, a souhaité exposer, a rêvé de se vendre et d’être publié… Préoccupations qui en général échappent aux créateurs de l’univers «art brut».

Cette relation entre Soutter et son époque, c’est ce que tente donc de mettre en évidence l’exposition lausanno-bâloise, qui met en vibration les œuvres de Soutter et celles de plusieurs de ses contemporains, tenants de la modernité d’alors – Fernand Léger, Juan Gris, Le Corbusier (qui était son cousin), René Auberjonois, Georges Rouault…

Soutter le reclus

Lucienne Peiry, directrice de la Collection de l’Art Brut, va évidemment dans un tout autre sens. Pour elle, Soutter ressent sa claustration comme une séquestration. Par conséquent, «il ne voit qu’une issue possible: la création imaginaire».

«Il rompt donc brutalement avec les années précédentes. Rupture totale, immédiate. Il créée un langage nouveau, se lance dans des expériences physiques (le jeûne, la marche) et artistiques (l’usage de la main gauche, le travail au sol, nu). C’est une œuvre sans limites et utopique, et en ce sens, elle se rapproche indéniablement d’œuvres comme celle de Wölfli, qui est un auteur d’art brut», explique-t-elle.

Alors, Lucienne Peiry joue également de la confrontation. Mais, de salle en salle, Bach, Alban Berg, Frank Martin, Eugène Ysaÿe ne servent pas à illustrer le rapport de Soutter avec le monde; plutôt à nous plonger dans l’imaginaire troublé de l’artiste.

«L’expression artistique chez Louis Soutter, qu’elle soit musicale ou picturale, est à la fois une détresse et une exaltation», analyse la directrice.

Si les deux expositions lausannoises sont complémentaires, elles relèvent donc de deux approches qui, elles, sont divergentes, sinon concurrentes.

Profusion créatrice

Louis Soutter, art brut ou pas? La question a-t-elle vraiment une importance? L’essentiel est plutôt dans cet invraisemblable déluge d’images qui a traversé vingt années d’une vie. Inventivité et souffrance.

De 1923 à 1930, la période des «cahiers», où Soutter use du dessin comme d’un journal intime. Réseau de lignes, formation de textures, émergence de formes.

Puis de 1930 à 1936, la période dite «maniériste». «L’œuvre prend de l’ampleur, les formats s’agrandissent, et Louis Soutter se déprend des manières conventionnelles encore plus magistralement. Les êtres qu’il peints sont des femmes effrayantes, cauchemardesques, troublantes», constate Lucienne Peiry.

Enfin, dès 1937, cette période des peintures aux doigts, où l’artiste supprime tout intermédiaire entre le support et son propre corps. «Il y a un engagement physique qui est total. Il trempe ses doigts dans de l’encre, dans du vernis, dans du cirage, et avec véhémence, trace des corps humains sur du papier, qui sont presque des ombres», dit Lucienne Peiry, qui parle de «période sublime».

Si tant est que la mort soit sublime. Car la mort est omniprésente dans ces oeuvres, traversées de figures christiques et lugubres. La mort que Louis Soutter pressent, la sienne, mais celle des autres aussi. L’Europe s’apprête à vivre à l’heure du fascisme et du nazisme.

swissinfo, Bernard Léchot

Lausanne: «Louis Soutter et les modernes», Musée cantonal des Beaux-Arts, et «Louis Soutter et la musique», Collection de l’Art Brut, à voir jusqu’au 4 mai.

A noter la publication d’un riche catalogue: «Louis Soutter 1871 – 1942», publié par le Kunstmuseum de Bâle et les deux institutions vaudoises. Avec des textes, notamment, de Hartwig Fischer et Lucienne Peiry, mais également de Michel Thévoz, Le Corbusier, René Auberjonois, Jean Dubuffet, Jean Giono, Jean Starobinski, Paul Nizon.

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