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Michel Bassand ou l’invention de la métropole lémanique

Vincent Kaufmann, Yves Pedrazzini

Décédé le 12 janvier dernier, Michel Bassand a marqué la sociologie urbaine de ces quarante dernières années. Professeurs au Laboratoire de Sociologie UrbaineLien externe que Michel Bassand a fondé, Vincent Kaufmann et Yves Pedrazzini rendent hommage à cette grande figure de la recherche suisse.

Michel Bassand laisse une œuvre considérable aux multiples facettes, tant dans le monde de la recherche que dans celui de l’enseignement. Plus important encore, Michel Bassand fut un éclaireur dans le labyrinthe de nos sociétés urbaines, les professionnels de l’espace urbain, de l’environnement construit, sociologues autant qu’architectes ou ingénieurs, lui devant, souvent sans le savoir, nombre de concepts importants de leur vocabulaire. Sa définition de la métropolisation basée sur ses recherches et études menées en Suisse et à l’étranger (dont le Vietnam) aura garanti des solides bases méthodologiques et conceptuelles.

Michel Bassand en 1986
Dans son bureau en 1986, Michel Bassand a été professeur de sociologie urbaine à l’EPFL de 1976 à 2003, directeur de l’Institut de Recherche sur l’Environnement Construit (IREC) du Département d’Architecture, puis du Laboratoire de Sociologie Urbaine (LaSUR) de la faculté ENAC. LASUR/EPFL

Michel Bassand, c’est une œuvre scientifique d’abord, exposée au travers de 25 ouvrages scientifiques et de plusieurs dizaines d’articles, qui constitue une référence dans l’histoire de la sociologie urbaine européenne depuis les années 1970.

Une œuvre de pédagogue et d’enseignant ensuite, ornée par de prestigieuses invitations dans des universités nord-américaines (University of Columbia, Université du Québec…) et par la direction de très nombreuses thèses de doctorat.

«Bassand travailla à la manière de certains peintres reconnus pour leur talent et leur capacité à transmettre et à enseigner les bases de leur métier.»

Une œuvre de bâtisseur de lieux de recherche, avec la création, au sein du Département d’architecture de l’EPFL, de l’Institut de recherche sur l’environnement construit qui fut, dès ses origines, un puissant pôle de production sociologique au plan national et international, et qui va compter jusqu’à 40 collaborateurs dans les années 1990.

Une œuvre sociologique enfin, dans la mesure où Michel Bassand a été à l’origine de l’édification d’une sociologie originale, peu ou pas étudiée avant lui en Suisse: la sociologie de l’espace, et plus spécifiquement de l’espace urbain et de ses transformations.

Un passeur des sciences sociales

Par cette inlassable poursuite d’une réponse à ses questions de recherches essentielles, Bassand travailla à la manière de certains peintres reconnus pour leur talent et leur capacité à transmettre et à enseigner les bases de leur métier, mais dont la modestie et le doute n’entravaient ni les ambitions, ni la profonde moralité des motivations et des engagements. Michel Bassand fut un «petit maître» des sciences sociales. Cela n’a rien de péjoratif: né à Paris plutôt qu’à Delémont, il aurait certainement rejoint, dès la dernière décennie du 20e siècle, les rangs de sociologues tels que Alain Touraine, qui fut longtemps sa référence majeure, Maurice Halbwachs, Luc Boltanski ou même Manuel Castells.

Mais Bassand n’a jamais souhaité assurer ni son marketing, ni sa postérité. Une publicité qu’il était prêt à entreprendre pour son institut, ses collaborateurs, ses collègues, dès lors qu’il leur avait accordé sa confiance, c’est-à-dire la confiance en la sincérité de leurs recherches et bien sûr, même dans une moindre mesure, avec l’assurance d’une foi pas trop éloignée de la sienne en la recherche en sociologie comme action publique et sociale et dans le travail d’équipe.

Car Michel Bassand a toujours accepté que l’on conteste ses thèses, pour autant bien sûr que l’on soit prêt à défendre des idées contraires en parvenant à les placer au niveau de son intelligence des phénomènes sociaux et urbains, niveau qu’il aura été longtemps l’un des rares à atteindre.

Un sociologue impliqué et rigoureux 

Une telle conception du monde de la recherche qui paraîtra peut-être plus proche des laboratoires «gauchistes» de Vincennes et de Nanterre que de l’innovation industrielle et libérale – et cela alors même que Bassand aura toujours tenu à ne pas être confondu avec un activiste – reposait, déjà à l’aube des années 1970 sur le socle d’une stature académique tout à fait enviable, même au regard de tous ceux et celles pour qui importe d’abord la renommée et la reconnaissance des médias.

«La recherche peut produire des savoirs utiles aux gens, autant que peut le faire le savoir des élus et des entrepreneurs.»

Non pas que Michel Bassand ait méprisé le dialogue avec les médias, ni, moins encore les efforts pour vulgariser (c’est le mot que les scientifiques utilisent pour désigner cette activité, pourtant noble entre toutes, d’une recherche scientifique à même d’être comprise du grand public, à convaincre les sphères «profanes» que la recherche peut produire des savoirs utiles aux gens, autant que peut le faire le savoir des élus et des entrepreneurs).

Un arpenteur de la métropole suisse

Bassand a su parler précisément mais aussi clairement et simplement de ce territoire suisse compliqué qu’il aura parcouru, physiquement et intellectuellement, de Genève à Chiasso, et de Porrentruy à Brig, cette métropole qu’il aura à la fois «inventé» et critiqué, inlassablement, avec l’aide précieuse du géographe Martin Schuler et de quelques autres chercheur-e-s de l’IREC.

«Il aura annoncé le premier l’avènement de la métropole lémanique, en aura vu l’énorme potentiel sociologique et les infinies limites politiques.»

Mais plus encore, un «quartier» de cette métropole suisse lui importait en particulier, parce qu’il y habitait (Genève) et y travaillait (Lausanne), la métropole lémanique. Il en aura annoncé le premier l’avènement, en aura vu l’énorme potentiel sociologique et les infinies limites politiques.

Dans ses travaux, Michel Bassand a en particulier montré comment une société se pense, se produit et se reproduit dans l’espace par des dynamiques de mobilité se traduisant en phénomènes d’agglomération et de métropolisation. Fasciné par l’analyse du pouvoir local, il a également analysé comment s’agrègent les dimensions sociale, politique et économique, dans la coopération comme les confrontations, qui participent de l’édification d’un ordre commun et du déploiement de la vie collective.

Le legs d’une recherche pionnière

Partant du principe qu’aucune théorie aussi brillante soit-elle ne mérite d’être enseignée si elle n’a pas, ce jour-là, maintenu par-delà les ambitions de son auteur la possibilité de changer les choses, nous nous posons la question suivante: quelles sont, aujourd’hui, les propositions théoriques formulées par Michel Bassand qui mériteraient d’être sauvées de l’oubli ces prochaines années, celles que l’on pourrait continuer à utiliser comme outils de pensée pour l’action? Chacun et chacune y répondra, sincèrement ou non, par les références que leurs travaux de recherche urbaine feront à ceux, débutés dans les années 1960, par le jeune Michel Bassand.

Alors certes, bien que produit intellectuellement et méthodologiquement par ces années que l’on veut croire particulièrement inventives, Michel Bassand sera un peu passé à côté de questions essentielles actuellement comme celles du genre, du changement climatique, de la multiculturalité.

Pourtant, il n’est pas faux de dire qu’en Suisse, grâce à quelques recherches pionnières qu’il aura lancées depuis sa base stratégique de l’IREC, Michel Bassand a initié l’étude des inégalités territoriales, de la justice spatiale. À l’époque où les sciences de l’environnement s’appelaient encore le génie rural, c’est Michel Bassand (avec notamment Silvio Guindani) qui a posé la question du maldéveloppement en Suisse, c’est-à-dire de la condition subalterne des régions périphériques de notre Confédération.

C’est Michel Bassand qui aura été voir, dans le Jura, au Tessin, comment leurs habitants vivaient cet exil intérieur, constitutif de notre démocratie. Et c’est encore Michel Bassand (avec notamment François Hainard) qui aura, avec le concept de cultures novatrices, marqué les débuts de la sociologie de la culture (et très vite des contre-cultures) en Suisse comme à l’étranger (on pense aussi à son passage remarqué au Conseil de l’Europe, ainsi qu’à ses travaux pour l’UNESCO).

Le penseur de la mobilité contemporaine

Alors, si le professeur Michel Bassand doit rester dans l’histoire des sciences sociales, ce sera pour avoir été l’inventeur de la sociologie urbaine suisse et celui qui a le plus tôt conceptualisé la notion de système de mobilité (avec Marie-Claude Brulhardt) et de métropolisation (avec Martin Schuler notamment), mais aussi celui qui, avec un nombre grandissant de chercheurs fidèles et pionniers, aura créé – il y a exactement 50 ans – cette formidable machine à penser et à chercher qu’a été l’IREC, un modèle d’études interdisciplinaires des territoires «ordinaires» suisses dans lequel nos sciences urbaines, ainsi que les sciences rurales un peu trop tôt évincées au profit des sciences de l’environnement, auraient intérêt à puiser à nouveau… 

>> Pour en savoir plus, quelques-uns de ses ouvragesLien externe édités par l’EPFL, ainsi qu’une biographie Michel Bassand – Un sociologue de l’espace et son mondeLien externe  écrite en 2010 par Christophe Jaccoud et Vincent Kaufmann.


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