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Les crimes pédophiles ne sont plus prescrits

Reuters

La souffrance des enfants ayant subi des abus sexuels dure toute une vie. A partir du 1er janvier 2013, les victimes n'auront plus de limite dans le temps pour porter plainte contre leur agresseur.

Malgré l’opposition des autorités et des milieux juridiques, il n’y aura plus de prescription pour les actes sexuels et pornographiques commis sur des enfants de moins de douze ans en Suisse.

Jusqu’ici, les victimes ne pouvaient porter plainte que jusqu’à l’âge de 25 ans. Le changement résulte de l’initiative lancée par l’organisation Marche Blanche. En 2008, cette dernière était parvenue à récolter suffisamment de signatures pour que son projet soit soumis au vote populaire. En novembre 2008, l’initiative avait été acceptée par 52% des Suisses.

Les seuls autres crimes imprescriptibles dans le droit suisse sont le génocide et les crimes contre l’humanité.

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Exception justifiée

L’exception pour les abus sexuels sur les enfants est justifiée, souligne Oskar Freysinger, élu fédéral de l’Union démocratique du centre (UDC) et membre du comité d’initiative: «Les crimes sexuels contre les enfants sont des crimes contre l’humanité. Il s’agit de la pire chose qu’un individu puisse commettre car un enfant n’est pas en mesure de se défendre. Je me place du côté de la victime. Elle devrait avoir le droit, si cela peut aider son rétablissement psychologique, de voir son agresseur poursuivi par la justice même trente ans après les faits».

Les opposants à la réforme estiment que l’imprescriptibilité des crimes pédophiles est une mesure disproportionnée et qu’elle ne devrait pas forcément entraîner un nombre accru de poursuites. La ministre de la Justice, Eveline Widmer-Schlumpf, dans le camp des opposants en 2008, expliquait alors que l’initiative risquait de provoquer de la «déception et faire resurgir le traumatisme des victimes». 

La députée radicale (PRD / droite) Christa Markwalder affirmait quant à elle que l’imprescribilité risquait de mettre la pédophilie au même niveau que des actes terroristres ou des crimes contre l’humanité. Le gouvernement avait ainsi poposé d’allonger le délai pour porter plainte à 15 ans après la majorité de la victime.

Mais comme de nombreux cas très médiatisés l’ont montré, les victimes peuvent se manifester des décennies après les faits. Le plus grand scandale pédophile de Suisse, révélé au public en 2011, concerne un travailleur social qui aurait abusé sexuellement de plus de 120 enfants et adultes handicapés. L’homme n’est poursuivi que pour un quart de ces crimes, les autres étant prescrits. 

Eu Suisse, une femme sur quatre et un homme sur dix auraient subi un abus sexuel dans leur enfance. Ces chiffres prennent en compte les infractions uniques et celles sans contact physique, comme les cas d’exhibitionnisme.

Deux tiers des victimes sont des filles, un tiers des garçons. Les enfants de 7 à 12 ans représentent le groupe d’âge le plus affecté.

Source: Fondation suisse pour la protection de l’enfant

Faux signal?

Les experts légaux doutent que le changement de loi conduise à davantage de condamnations. Le procureur zurichois Markus Oertle estime que l’imprescriptibilité envoie un mauvais signal aux victimes.

«Cela leur dit qu’elles peuvent attendre pour porter plainte. Or pour que les poursuites aboutissent, il est très important que le moins de temps possible ne s’écoule entre les faits et la plainte», explique-t-il.  A ses yeux, il y a une logique derrière la prescription. «Elle permet d’éviter les poursuites qui ne sont pas nécessaires, celles dont les chances de succès sont minimes car plus les faits sont anciens, plus il devient difficile de faire aboutir des poursuites.»

Toutefois, Markus Oertle ne pense pas que le système judiciaire sera submergé de nouvelles affaires en 2013. «Le changement n’aura d’impact qu’après un certain temps car la loi n’est pas rétroactive. Les crimes ayant atteint la prescription avant novembre 2008 resteront prescrits.»

Cela signifie qu’il n’y aura pas de voie légale pour bon nombre de victimes d’abus sexuels au sein de l’Eglise et d’institutions publiques, bien que beaucoup d’entre elles ne prennent la parole qu’aujourd’hui, alors que la prise de conscience autour de ce sombre chapitre de l’histoire suisse grandit.

Le canton de Lucerne et l’Eglise catholique ont récemment enquêté auprès d’enfants ayant vécu dans quinze foyers entre 1930 et 1970. Plus de la moitié des personnes interrogées ont décrit des incidents de violence sexuelle. Ces victimes ne pourront jamais porter plainte.

En 2011, en Suisse, 1403 personnes ont été condamnées pour des actes d’ordre sexuel avec des enfants, selon l’Office fédéral de la statistique. Le nombre de cas non révélés serait bien plus important.

Le nouvel article de la Constitution fédérale, 123b, stipule que «l’action pénale et la peine pour un acte punissable d’ordre sexuel ou pornographique sur un enfant impubère sont imprescriptibles».

Cette addition a entraîné une révision de la loi afin de définir les termes «impubère» et «acte punissable d’ordre sexuel ou pornographique».

Selon les nouvelles dispositions, un enfant impubère est un enfant de moins de douze ans.

Condamnation à vie

L’auteure suisse Iris Galey, qui a raconté sa propre expérience en 1981 dans un livre intitulé «Je n’ai pas pleuré quand papa est mort», s’est exprimée en faveur de l’initiative. A ses yeux, il s’agit de prendre les victimes au sérieux. «Les victimes ont une condamnation à vie alors que les auteurs des crimes s’en tirent à bon compte. Un tel crime provoque de profonds dommages pour la victime, surtout sur le plan relationnel», a dit l’écrivaine.

Le père d’Iris Galey s’est suicidé deux jours après que la jeune fille a rapporté les abus dont elle était victime depuis ses neuf ans. Sa mère ne l’a pas cru, ce qui a entraîné la dissolution de la famille. «J’ai été rejetée à l’âge de 14 ans et n’ai jamais réussi à me rétablir. La policière qui a pris ma déposition en 1951 m’a cru mais personne ne m’a jamais parlé de l’inceste et du suicide et je ne me suis jamais remise.»

En laissant la porte ouverte pour des poursuites, il ne s’agit pas de punition, selon Iris Galey. «Il s’agit de croire les victimes et d’être juste avec elles, mais aussi de mettre l’agresseur en face de la vérité avant sa mort.»

Avant la votation, Eveline Widmer-Schlumpf, alors ministre de la Justice, avait averti que le changement serait contre-productif et causerait encore plus de mal aux victimes dont les plaintes ne pourraient pas aboutir.

Le jour après la votation, le quotidien Le Temps avait titré: «La victoire des victimes». Avec l’entrée en vigueur de la loi, la voie est maintenant dégagée pour que le système judiciaire fasse la preuve de cette affirmation.

(Traduction de l’anglais: Sophie Gaitzsch)

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