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Ouverture ou fin de l’Helvétie?

A Genève, c'est le Palais Wilson qui, dans un premier temps, hébergea la Société des Nations. Keystone Archive

Carlo Moos, professeur d'histoire à l'Université de Zurich, replace le scrutin du 3 mars dans la perspective des votations populaires de 1920 et 1986.

Les arguments pour et contre l’adhésion aux Nations Unies ne sont pas nouveaux. Ils avaient déjà marqué les débats de 1920 sur l’entrée de la Suisse dans la Société des Nations (SDN) et de 1986 sur l’entrée à l’ONU. Avec quelques exceptions notables.

Le 16 mai 1920, le peuple suisse approuvait l’adhésion à la Société des Nations, avec une majorité confortable au vote populaire mais extrêmement faible au décompte des cantons. La Susse latine se prononçait en bloc pour l’adhésion, la Suisse alémanique se montrait divisée.

Cette décision fut manifestement unique dans l’histoire suisse. Pour la première fois (la dernière aussi jusqu’à présent) depuis sa constitution comme État moderne en 1798 et 1848, la Suisse adhérait à une organisation se définissant d’emblée par son caractère supra-national.

Espoir de paix

La votation avait suscité, déjà, un vigoureux débat. Les milieux radicaux, chrétiens-sociaux et agrariens argumentaient que la Suisse ne devait pas rester à l’écart de la SDN, vu qu’elle en était une forme d’anticipation.

De par son multilinguisme et sa multiculturalité, elle constituait en effet une sorte de «Société des Nations en miniature».

«L’argument-clef des partisans de l’organisation internationale reposait sur un espoir de paix presque visionnaire», nous dit Carlo Moos, historien et auteur d’une recherche sur les votations populaires de 1920 et 1986.

Ernst Laur, responsable d’association paysanne, défendait la SDN en 1920 sur un ton plutôt euphorique: «Paix sur terre! C’est la promesse qui doit éclairer le peuple suisse au moment de livrer aux urnes (…) son verdict sur la Société des Nations. Ce sera un jour de fierté pour la démocratie suisse.»

Ce type d’argument ne devait rien au hasard. Les terribles conséquences de la première guerre mondiale étaient omniprésentes. Il paraissait évident que les conflits armées ne pouvaient plus être considérés comme la «poursuite de la politique avec d’autres moyens».

La nouvelle devise était: «Plus jamais la guerre!» Et il appartenait à la Société des Nations, animée par le président américain Woodrow Wilson, de la traduire en actes.

“La fin de la Suisse”

«Dans ce décor d’un espoir de paix collectif, les adversaires de la SDN tenaient une position difficile», explique Carlo Moos.

Alors que la gauche condamnait la SDN comme le fléau du capitalisme, les opposants issus du camp catholique conservateur et de la droite bourgeoise clamaient qu’en y adhérant la Suisse abandonnerait sa neutralité et sa souveraineté.

Konrad Falke, écrivain suisse très connu à l’époque, faisait part de craintes véritablement apocalyptiques. Avec l’adhésion, écrivait-il en 1919 dans le quotidien zurichois «Neue Zurcher Zeitung», les «étoiles éternelles» qui jusqu’ici ont éclairé le pays vont s’éteindre. Pour lui, cette menace préfigurait tout simplement la fin de la Suisse. «Finis Helvetiae».

La SDN put désamorcer quelques conflits mineurs, mais pas les plus importants. La conquête de l’Abyssinie en 1935 par l’Italie fasciste est l’exemple-type des échecs de l’organisation.

Contre l’agresseur, elle réagit avec des sanctions économiques peu efficaces. Pas plus. Et dans la foulée de la deuxième guerre mondiale, elle perdit toute importance.

Le non de 1986

Lorsque l’ONU fut fondée le 26 juin 1945 à San Francisco, la Suisse neutre resta à l’écart. C’est en 1986 seulement qu’elle organisa pour la première fois un vote populaire sur l’adhésion, laquelle fut rejetée de façon très nette par 75% des votants. Même Genève dit non, alors qu’elle fait figure en Europe de ville onusienne par excellence.

Pour l’essentiel, les arguments des opposants recoupaient ceux de la bataille de 1920. A savoir que la Suisse, si elle devenait membre de l’ONU, devrait abandonner sa souveraineté et sa neutralité.

De plus, les adversaires de l’ONU peignirent une image extrêmement critique de l’organisation: bureaucratique et surchargée, tout à fait antidémocratique en raison du droit de veto des grandes et superpuissances, elle fonctionne toujours aussi mal.

Enfin, disait-on, l’ONU sert de levier au communisme mondial, un argument qui faisait mouche au temps de la guerre froide.

«Contrairement aux opposants, les partisans de l’ONU en 1986 restèrent constamment sur la défensive. Ils se contentèrent de désamorcer les arguments adverses et d’expliquer l’utilité pour la Suisse d’entrer dans l’organisation. Ce faisant, ils leur laissèrent le champ libre», explique Carlo Moos.

Une campagne sur les idées, comme l’avaient menée les défenseurs de la SDN, fit totalement défaut en 1986. «Il était à ce moment-là difficile d’argumenter à coup de visions et d’utopies.”

“Contrairement à ce qui se passait en 1920, il n’y avait en 1986 que peu de raisons de se laisser aller à des sentiments d’ouverture», dit encore Carlo Moos.

La leçon de l’Histoire

Aujourd’hui? On connaît les arguments des deux camps. Les adversaires de l’adhésion, autour de leur figure de proue Christophe Blocher, mènent campagne dans le style des années 1920 et 1986: en entrant à l’ONU, la Suisse perdrait sa neutralité qui sert de fondement à l’État.

Les partisans de l’adhésion, dont le Conseil fédéral, rétorquent que la Suisse n’a désormais plus aucune raison de ne pas y entrer.

«Au vu des votations de 1920 et 1986, les partisans de l’ONU ne remporteront de succès que s’ils jouent sur un plan visionnaire. Ils devraient expliquer que la coopération réclame davantage de solidarité avec les déshérités et les laissés-pour-compte de ce monde», c’est en tout cas la conviction de Carlo Moos.

«En revanche, dit-il, si la question de l’adhésion à l’ONU se pose à la Suisse en termes d’«être ou ne pas être», les opposants occuperont le haut du pavé».

Felix Münger
Traduction: Bernard Weissbrodt

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