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Les défis de la «big neuroscience»

Rédaction Swissinfo

Deux ambitieux projets de recherche, l’un européen, l’autre américain, cherchent à transformer notre connaissance du cerveau. Malgré leur importance, ils essuient les critiques d’une partie de la communauté scientifique.

Le cerveau humain n’a jamais été autant étudié par les chercheurs. Et il ne s’agit pas que de biologistes et de neurologues. Des scientifiques issus de toutes les disciplines travaillent sur le sujet. Les psychiatres, par exemple, s’intéressent toujours plus aux liens entre maladies mentales et troubles du cerveau. Les ingénieurs en informatique et en robotique tentent pour leur part de s’inspirer de notre architecture neuronale pour créer des outils technologiques.

Cette attention nouvelle portée au cerveau par différentes communautés scientifiques génère un nombre sans précédent de données et d’articles scientifiques détaillant divers types d’activités neuronales. On y traite de l’expression des gènes dans les neurones, de la connectivité neuronale, des schémas d’activité cérébrale détectés grâce à des systèmes de neuro-imagerie ou encore du comportement humain et animal.

Mais, malheureusement, trop peu de ces projets de recherche ont débouché sur des succès commerciaux ou des solutions pratiques. Cette absence de résultats concrets a même eu pour effet de décourager l’industrie pharmaceutique, qui finançait jusqu’à présent presque la moitié de la recherche sur les troubles du cerveau. Ces dernières années, elle a réduit drastiquement son budget consacré à ces problèmes.

Le grand public s’est lui aussi lassé des pseudos «découvertes révolutionnaires» des neuroscientifiques. Un nombre croissant de livres remet en question ce type de recherches, alors même que le vieillissement de la population génère une augmentation des maladies cérébrales. Démence, attaques cérébrales et dépression ne sont que quelques-uns des maux qui rongent de plus en plus fréquemment l’être humain. 

La recherche médicale a généré des médicaments efficaces pour lutter contre les problèmes cardiaques, respiratoires, hépatiques ou autres. Mais quid du cerveau? Il ne s’est rien passé. Les thérapies pour soigner ces maux peinent à voir le jour. La faute à la complexité de cet organe.

Markus Christen

Markus Christen est un chercheur en neuroéthique et un coordinateur du réseau de recherche “Ethics of Monitoring and Surveillance” (NEMOS), qui fait partie du University Research Priority Program Ethics de l’Université de Zurich.

Il est membre du comité ELSA (Ethical, Legal and Social Aspects) du Human Brain Project, un corps indépendant du programme européen. Dans ce texte, le chercheur s’exprime uniquement en son nom propre.

Regain d’intérêt

Mais une série de projets publics aux objectifs ambitieux souhaite y remédier. Les exemples les plus impressionnants se trouvent en Europe et aux Etats-Unis: le Human Brain ProjectLien externe (HBP), qui est basé à Lausanne, et l’initiative BRAINLien externe (un acronyme de ‘Brain Research through Advancing Innovative Neurotechnologies’). Tous deux ont débuté leurs recherches l’année passée. L’Europe, les Etats-Unis et la Suisse comptent investir plusieurs milliards de francs pour «mieux comprendre ce que cela signifie d’être humain et pour développer de nouveaux traitements pour soigner les troubles du cerveau», indique le Human Brain Project.

Mais ces projets vont-ils vraiment faire la différence? Dès le départ, les neuroscientifiques les ont critiqués. Et, lundi passé, 155 scientifiques ont envoyé une lettre ouverteLien externe à la Commission européenne pour faire part de «leurs soucis concernant le développement du Human Brain Project», remettant en question son «approche trop étroite».

En tant qu’observateur du Human Brain Project et membre du Comité Indépendant sur les aspects sociaux et légaux du projet, voici mes trois observations sur ces programmes.

Premièrement, tant l’initiative européenne que son pendant américain ont posé le bon diagnostic, à savoir que la neuroscience est un champ de recherche trop fragmenté. Dans l’esprit du public, le HBP a été conçu (et aussi partiellement présenté) comme un projet dont l’objectif est de «reconstruire un cerveau dans un ordinateur». Mais cette impression n’est pas correcte.

Il s’agit en réalité d’une stratégie pour consolider le savoir neuroscientifique en créant un «atlas» du cerveau humain (dans le cas de l’initiative BRAIN) ou une boîte à outils pour réaliser des simulations informatiques de l’activité cérébrale (pour HBP). Cette dernière facilitera la recherche sur le cerveau, car la plupart de ces expériences ne peuvent pas être menées de façon éthique sur des sujets humains vivants.

Les initiatives européennes et américaines cherchent à unifier notre connaissance du cerveau, pour l’instant trop dispersée, et à mettre en place un guide empirique de la recherche – par exemple dans le domaine de l’expression des gènes neuronaux, de l’identification des différents types de neurones, ou des effets comportementaux résultant de l’activité coordonnée de plusieurs neurones.

«Point de vue»
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Un guide de la recherche

Parce qu’il n’est pas possible de décrypter le schéma des neurones de la même manière que nous pouvons maintenant séquencer le génome humain, les neuroscientifiques ont besoin d’outils qui leur disent où trouver des informations pertinentes dans de vrais cerveaux.

Les simulations et les atlas qui résulteront de ces projets de recherche européens et américains pourraient devenir des «intégrateurs» du savoir et des «loupes» au travers desquelles les scientifiques pourront regarder pour mieux comprendre le cerveau. Une idée fascinante. Il s’agit certainement du meilleur moyen pour réduire l’écart entre les bases de données à disposition sur le cerveau et l’application de la neuroscience dans le monde réel.

Deuxièmement, ces projets transforment les paramètres éthiques de la recherche. De façon générale, la recherche sur le cerveau pose une série de questions éthiques, par exemple lorsque les chercheurs mènent des expériences sur les animaux. Mais ces questions sont de grands classiques, auxquels nous avons trouvé des réponses depuis longtemps. A l’inverse, les méthodes développées par ce qu’on appelle la «big neuroscience» font émerger de nouvelles interrogations.

Questions éthiques

Lorsqu’on crée du code pour générer des simulations informatiques, on doit par exemple décider quelles données utiliser et lesquelles ignorer. Un dilemme d’autant plus dur à résoudre si ces dernières se contredisent. Et comment faire en sorte que ces codes soient vérifiés par les pairs (les programmes informatiques peuvent compter plusieurs milliers de lignes de code)? Comment s’assurer que les différents types de chercheurs travaillent en suivant les mêmes règles éthiques – les biologistes et les informaticiens ne travaillent souvent pas de la même manière? Comment structurer les résultats des simulations pour que la visualisation des données n’induise pas le chercheur en erreur?

Troisième remarque: «big science» n’est pas qu’une question d’argent. Lancer d’ambitieux programmes de recherche a un impact sur la manière dont la collaboration scientifique est établie, structurée, gérée et promue. Tout projet gigantesque financé par de l’argent public se heurte à ce dilemme.

Lorsque les budgets de ces programmes sont rendus publics, leur raison d’être doit être expliquée et justifiée de façon limpide auprès du public. Mais cela ne se passe souvent pas ainsi: ces explications sont souvent relayées de façon excessivement simpliste par les médias et génèrent des attentes irréalistes de la part du grand public.

De plus, étant donné l’ampleur de ces projets, ceux-ci sont surveillés de très près par le public et les autorités. Ce contrôle pourrait entraver la manière dont la recherche est menée. Les enjeux étant plus élevés que d’habitude, les scientifiques sont sous pression pour développer des applications pratiques. Les projets sont par conséquent obligés de se concentrer sur certains points et de mettre de côté certaines thématiques, voire même parfois de licencier certains chercheurs.

L’expérience du climat

Oui, il y a des dangers très clairs. Et les éthiciens devraient passer plus de temps à analyser les effets secondaires du «big neuroscience». Ces questions ne doivent pas être sous-estimées.

La recherche sur le climat a déjà vécu une expérience comparable: les simulations jouent un rôle central lors de l’allocation des ressources et de la prise de décision politique. Des études scientifiques ont d’ailleurs prouvé que les simulations pouvaient poser problème: la relation entre les programmateurs et les scientifiques empiristes est souvent compliquée, les visualisations ont tendance à brouiller les différences entre la simulation statistique et le monde réel, et des aspects psychologiques peuvent perturber l’évaluation critique des résultats des simulations.

La chercheuse Myanna Lahsen a étudié la collaboration conflictuelle entre les programmateurs et les météorologistes. Elle a découvert que ceux-ci ne se sentaient pas assez impliqués dans le développement des modèles généraux de circulation, qui sont les précurseurs des modèles climatiques contemporains. Les météorologistes sont des gens assez humbles: ils ont l’habitude de voir leurs prévisions atmosphériques s’avérer erronées. Ils se plaignent que les développeurs de programmes n’écoutent pas leurs critiques, et vivent tout simplement dans une tour d’ivoire.

Les climato-sceptiques invoquent aussi les problèmes liés aux programmes informatiques lorsqu’ils contestent les résultats de la recherche climatique. Le fait de ne pas réussir à répondre à ces critiques mine la communauté scientifique dans son ensemble – car les simulations ont le potentiel de faire avancer plusieurs champs scientifiques. Dans ce contexte, les récents soucis émis par les 155 neuroscientifiques dans leur lettre à la Commission européenne pourraient s’appliquer à plusieurs autres domaines scientifiques. 

Jean-Pierre Changeux, un neuroscientifique français membre du HBP, appelle à développer une «éthique épistémique» pour encadrer les projets de recherche du «big neuroscience».

L’association de la puissance des ordinateurs à des bases de données nécessite un cadre et une méthodologie bien particulière et bien réfléchie. La communauté scientifique dans son ensemble doit former ces règles. Et le public doit en être informé. Mais «big neuroscience» exige aussi une dernière chose, cruciale: une analyse approfondie des questions éthiques de cette nouvelle manière de faire de la neuroscience. Sans cela, notre connaissance du cerveau ne pourra pas aller de l’avant.

(Traduction de l’anglais: Clément Bürge)

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