Au Parlement suisse, le prélude à une bataille pour les milliards
Les dépenses de la Suisse augmentent rapidement, mais il existe beaucoup d’incertitudes quant aux modes de financement. Les partis se préparent désormais à la bataille du budget. Et la gauche ne parvient plus guère à s’imposer au Conseil national. Notre analyse de la session de printemps qui s’achève ce vendredi.
Un thème qui concerne les Suisses de l’étranger tout d’abord: le Conseil national a décidé de mettre fin aux rentes pour enfants de retraités. C’est l’objet de cette session qui concernait le plus directement les Suisses de l’étranger, du moins les pères retraités qui touchent des rentes pour leurs propres enfants ou leurs beaux-enfants. Nous l’avons expliqué ici. Il manque encore la décision du Conseil des États.
Avec le oui de la Chambre haute, un nouveau projet fédéral d’identité électronique (E-ID) a également franchi le premier obstacle. Nous en avons parlé ici.
Ce sont cependant les finances fédérales qui constituent les grandes lignes de front: la Suisse a un budget serré, mais des dépenses importantes sont prévues – et chacune d’entre elles semble urgente. Pourtant, une seule d’entre elles figurait au programme de cette session parlementaire: l’aide à la reconstruction de l’Ukraine.
Les deux autres défis financiers ont surpris et, vu leur ampleur, ont carrément pris la session en otage: un besoin supplémentaire pour l’armée et des coûts plus élevés pour les rentes de vieillesse.
Financement: non résolu
Peu avant le début de la session de printemps, fin février, il a été révélé qu’il régnait un certain désordre dans la comptabilité de l’armée. Une enquête de la télévision publique alémanique SRF a soulevé la question de savoir si l’armée se battait contre un trou financier. Ce qu’il en reste, après de nombreuses explications officielles, c’est le constat général que l’armée a besoin d’urgence de plus d’argent – principalement en raison de la guerre en Ukraine, qui oblige la Suisse à s’équiper et à se moderniser. Elle doit trouver 26 milliards de francs à cet effet au cours des quatre prochaines années. Financement: non résolu.
Puis – après seulement une semaine de session – le peuple a décidé d’augmenter les rentes de vieillesse. La Suisse devra ainsi débourser 5 milliards de francs supplémentaires, qu’elle devra financer chaque année à partir de 2026. Là encore, on ne s’y attendait guère. Mais on savait que l’initiative populaire laissait ouverte la question de la provenance des fonds pour une 13e rente mensuelle. Le financement est donc ici aussi encore à résoudre.
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Et enfin, la Suisse cherche 6 milliards de francs sur dix ans pour sa contribution à la reconstruction de l’Ukraine. Il en va aussi de son image à l’étranger. Si, en tant qu’État neutre, elle ne peut pas aider autant que d’autres, elle peut au moins le faire avec de l’argent – telle est l’idée.
Mais trouver une telle somme est déjà difficile en temps normal. Il s’avère désormais que l’onde de choc de la guerre en Ukraine frappe à plusieurs endroits. Outre l’aide à la reconstruction, elles concernent également l’asile – et l’armée. Dans tous ces domaines, des milliards seront nécessaires.
Le lobby des paysans
À cela s’ajoute le fait que chaque fois qu’il est question de milliards, le lobby paysan s’active. Étant donné que des agriculteurs occupent des postes clefs dans les partis importants, le monde agricole constitue un pouvoir transversal redoutable au Parlement. Les représentants des agriculteurs n’accepteront tout financement spécial que s’ils y trouvent leur compte ailleurs. C’est le jeu auquel tout le monde joue au Parlement, mais le lobby paysan y gagne plus souvent que tous les autres.
C’est le constat évident de cette session: les dépenses de la Suisse augmenteront beaucoup plus vite que les recettes au cours des prochaines années. Et c’est aussi ce que les parlementaires ont compris au cours des premières semaines de mars. C’est pourquoi les positions de combat sont maintenant occupées. En effet, la bataille pour les mesures d’économie et les recettes spéciales va venir – et durer.
Quid de la formule gagnante du frein aux dépenses?
Il s’agit grosso modo d’un coût supplémentaire provisoirement récurrent pouvant aller jusqu’à 5 milliards de francs, sur un budget fédéral total d’environ 85 milliards. Pour cela, le pays devra probablement s’endetter.
Mais ce n’est pas si simple, car le peuple a imposé un frein à l’endettement strict il y a deux décennies. Depuis 2003, la Confédération n’a pas le droit de dépenser ce qu’elle ne gagne pas ailleurs – ou qu’elle n’économise pas.
Ce frein à l’endettement est considéré comme un acquis et a permis d’atteindre un excellent taux d’endettement en comparaison internationale.
La dette publique suisse se situe actuellement à 16% du produit intérieur brut et diminue.
Mais avec un budget en si bonne santé, les convoitises augmentent. Les politiques se demandent ce qui est le plus précieux: peu de dettes ou des investissements publics pour l’avenir, d’autant plus que ceux-ci semblent tous urgents en ce moment. La recette pour y parvenir est la suivante: suspendre temporairement le frein à l’endettement. Le contournement du frein à l’endettement pour des situations extraordinaires est explicitement prévu. Une idée stratégique de la gauche est en outre de fixer comme ligne directrice le taux d’endettement de la Suisse, et non le montant absolu de la dette en francs.
Faire des dettes, mais à bon escient
La droite du Parlement plaide pour que les investissements dans la capacité de défense échappent au frein à l’endettement, comme cela avait déjà été le cas pour la gestion de la pandémie.
Le centre politique se livre également à de telles réflexions en raison de la guerre en Ukraine. «Nous devrions financer de manière exceptionnelle la reconstruction de l’Ukraine et les coûts de l’accueil des réfugiés ukrainiens», a déclaré le président du Centre, Gerhard Pfister, dans la Neue Zürcher Zeitung. Il veut sans doute dire: passer outre le frein à l’endettement.
Enfin, la gauche estime qu’il est urgent de prendre des mesures sociales pour la garde des enfants ou la protection du climat. «Le frein à l’endettement ne survivra pas longtemps sous cette forme», a estimé le coprésident du Parti socialiste Cédric Wermuth sur les ondes de SRF. Ce dernier révèle également que des discussions sont en cours entre les partis gouvernementaux pour assouplir le frein à l’endettement: «la conscience que quelque chose doit changer est grande».
C’est ainsi qu’en coulisses, le débat sur le budget de l’automne a déjà commencé ce printemps. On fait part de ses exigences et on mesure les marges de négociation – en sachant que la discussion budgétaire la plus importante et probablement la plus difficile depuis des décennies se profile.
De nouvelles idées de recettes fiscales
Ce faisant, des idées de nouvelles recettes fiscales sont également mises sur la table. Elles vont d’une augmentation des impôts fédéraux ou de la TVA à l’abolition du secret bancaire à l’intérieur du pays, en passant par la création d’impôts sur les gains en capital et de taxes sur les transactions financières. Cela reviendrait à abattre une vache suisse sacrée. Mais l’idée est que cela mettrait un terme à l’évasion fiscale et pourrait rapporter des milliards.
Ce prélude à une partie de poker à plusieurs milliards s’est déroulé lors de cette session de printemps dans les couloirs et les salles de groupes du bâtiment du Parlement. Ce qui a été débattu dans les salles du Conseil lui-même a fait moins de vagues, l’ordre du jour de la session ne contenant pas de points saillants.
Jusqu’à ce qu’une attaque au couteau à motivation antisémite contre un homme juif à Zurich donne à une motion une urgence insoupçonnée. Elle demande un plan d’action contre le racisme et l’antisémitisme. Le Conseil national a approuvé l’objet, la décision du Conseil des États est encore attendue.
Virage à droite
Pour terminer, le deuxième constat de cette session: le poids politique s’est déplacé – vers la droite. «Le Conseil national est devenu plus bourgeois. La gauche ne parvient plus que rarement à faire passer ses positions», explique Philipp Burkhardt, responsable de la rédaction du Palais fédéral à la radio publique alémanique SRF.
Le débat sur l’aide à la reconstruction de l’Ukraine l’a montré de manière exemplaire. Le Conseil national a décidé que les fonds destinés à l’Ukraine seraient financés par le budget ordinaire. Il sera donc plus difficile de débloquer l’argent. En outre, les versements en faveur de l’Ukraine entrent ainsi en concurrence avec les budgets existants de la coopération internationale – deux éléments qui déçoivent la gauche.
Le même schéma a été observé lors des débats sur la Loi sur la protection de l’environnement et la Loi sur le CO2. Il a alors été question de la limitation de vitesse à 30 km/h dans les villes ou encore de la quantité de mesures de compensation de CO2 que la Suisse délocalise à l’étranger. Le camp bourgeois s’est imposé dans les deux cas, au grand regret des écologistes.
La droite au Parlement gagne en pouvoir au Parlement, tandis que la gauche politique a remporté un succès historique devant le peuple en faisant passer son initiative populaire pour une 13e rente AVS. C’est ainsi que la charpente de la Suisse grince lorsque le monde tourne plus vite. Discrètement, mais de manière audible.
Texte relu et vérifié par Benjamin von Wyl, traduit de l’allemand par Olivier Pauchard/sj
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