L’Agora chancelante, ou quand le cœur de la démocratie vacille
Le Centre pour la démocratie d’Aarau se penche pour deux jours sur le thème «Médias et Démocratie». En introduction, le professeur Mark Eisenegger rappelle que l’ère numérique, où chacun devient consommateur et émetteur d’information, n’est pas forcément un âge d’or pour le débat démocratique.
Au Ve siècle avant Jésus-Christ apparaît dans la Cité-Etat antique d’Athènes une des utopies les plus puissantes de l’humanité: l’idée qu’une communication libre et publique peut assurer le triomphe de la raison et de la plus légitime des formes de société – la démocratie. Les anciens Grecs sont convaincus que seul ce qui peut être appliqué après une pesée publique des différents intérêts est susceptible de rallier le consentement général.
Cet article fait partie de #DearDemocracy, la plateforme de swissinfo.ch pour la démocratie directe.
La réalisation de cet idéal est soumise à des conditions strictes. L’Agora, sorte de marché des idées, doit être le lieu commun des débats publics. La communication sur l’Agora doit être conçue de telle sorte à ce que puisse au mieux s’y exprimer «la force tranquille du meilleur argument». Le poids du discours doit être fonction de la force de persuasion des arguments, et non du pouvoir ou du statut de celui qui le prononce. Les arguments doivent être échangés contre des arguments, et non dirigés contre des personnes. Quelle que soit leur origine, les hommes devraient venir à l’Agora en étant prêts à réviser leur position si nécessaire. Ce n’est qu’ainsi que l’assemblée pourra établir une intelligence collective.
Cet idéal antique sera au cœur du mouvement des Lumières au XVIIIe siècle, sans qui il n’y aurait pas aujourd’hui de sociétés démocratiques. Nous lui devons l’Etat de droit moderne, les droits de l’homme et du citoyen ainsi que la vision qui fait d’une communication libre et publique la plus haute instance de la société, devant laquelle même les puissants doivent se justifier.
Que reste-t-il de l’utopie antique? L’Agora médiatique moderne chancelle gravement:
1. De plus en plus de gens se tiennent à l’écart de l’Agora médiatique
Un tiers de la population suisse appartient déjà au groupe dit des «privés de nouvelles». Ce groupe d’utilisateurs manifeste un intérêt nettement au-dessous de la moyenne pour l’offre d’information des médias professionnels et s’informe à des sources de qualité inférieure ou via les réseaux sociaux. L’importance de ce groupe a nettement augmenté, passant de 21% de la population en 2009 à 31% en 2016. Ce groupe réunit avant tout de jeunes adultes de moins de 30 ans. Leur consommation médiatique influe sur leur perception du monde. Les «privés de nouvelles» accordent leur attention avant tout aux informations légères ou aux événements menaçants, ce qui les rend potentiellement perméables à la propagande de la peur des populistes et à leurs solutions apparemment simples.
2. La numérisation de l’Agora favorise l’irrationnel
De nombreux chercheurs et de nombreux journalistes ont longtemps cru que le passage de l’Agora médiatique à l’ère numérique allait amener un nouveau triomphe des Lumières. On espérait que sur internet, le raisonnement émancipé du pouvoir et la démocratie allaient se renforcer. Mais c’est le contraire qui s’est produit. Au lieu de grandes Agoras avec de nombreux participants, on voit les réseaux sociaux se fragmenter en micro-Agoras cloisonnées, où les gens de même opinion restent essentiellement entre eux. Dans la chaleur auto-entretenue du nid où l’on ne croise que ses «amis», même les idées les plus absurdes se voient confortées.
swissinfo.ch ouvre ses colonnes à des contributions extérieures choisies. Régulièrement, nous publions des textes d’experts, de décideurs, d’observateurs privilégiés, afin de présenter des points de vue originaux sur la Suisse ou sur une problématique intéressant la Suisse. Avec, au final, le souci d’enrichir le débat d’idées.
Au lieu de pondérer des points de vue opposés, et ainsi d’aider à l’émergence de la raison, on s’auto-alimente mutuellement dans des «chambres d’écho». L’intransigeance remplace la précision, la colère supplante l’esprit. Mais une société qui use des canaux de communication pour pratiquer l’affirmation de soi ne fait que monter sa stupidité. Même l’espoir d’un discours émancipé du pouvoir se dilue de plus en plus dans le réseau. Déjà se manifestent de nouvelles tendances de pouvoir. Les algorithmes de ces géants de la technologie qui pèsent des milliards, comme Facebook ou Google, déterminent pour l’essentiel les informations que reçoit l’utilisateur. Et l’influence sur l’Agora numérique est devenue une valeur marchande. Selon des études récentes, 15% des intervenants sur Twitter ne sont déjà plus des humains, mais des «social bots», soit des machines qui nous servent une désinformation ciblée.
3. L’Agora médiatique prise sous le feu
Ce sont justement les médias qui s’en tiennent le plus aux standards de qualité et à la «la force tranquille du meilleur argument» qui sont attaqués de front. Ceci vaut d’abord pour les médias de service public. Les représentants des éditeurs ou les partis de droite accusent la SSR (la radio-télévision publique suisse) d’être la principale responsable de la crise financière dans laquelle se débattent aujourd’hui les médias privés. Ceci en occultant les véritables causes, comme la concurrence de plus en plus vive des géants mondiaux de la technologie ou la culture du gratuit, instaurée justement par les médias privés eux-mêmes.
A cet égard, le service public comme les médias privés remplissent des fonctions démocratiques indispensables: toutes les couches de la population doivent être représentées, y compris les minorités, l’intégration doit être soutenue, la compréhension entre les groupes opposés promue. Et la radio et la télévision publiques ne sont pas seules à être attaquées. Il est devenu à la mode de qualifier en vrac les médias d’information professionnels de «presse mainstream» ou de «presse de menteurs». Aux Etats-Unis, le nouveau président a qualifié des médias de tradition et de qualité d’ennemis du peuple américain et leur a déclaré la guerre. Attaquer de la sorte l’Agora médiatique, c’est s’en prendre aux fondements même de la démocratie.
Mais malgré ce processus d’érosion en cours, il y a aussi des signes d’espoir. De plus en plus de gens reconnaissent qu’historiquement, la démocratie représente plus l’exception que la règle et que l’exigence du temps présent est de défendre l’utopie des anciens Grecs.
Les vues exprimées dans cet article sont exclusivement celles de son auteur et ne correspondent pas forcément à la position de swissinfo.ch
Journées de la démocratie d’Aarau 2017
Les 16 et 17 mars se tiennent au Centre pour la démocratie d’Aarau (ZDALien externe) les 9e Journées de la démocratie. Cette édition 2017 est placée sous le thème «Le rôle des médias dans la démocratie directe».
Jeudi 16 mars
dès 17h30, table ronde sur la démocratie à l’heure des nouveaux médias, des réseaux sociaux et de l’individualisation de l’information, avec Susanne Wille (journaliste et animatrice SRF), Roger Schawinski (journaliste, pionnier des radios et télévisions privées en Suisse), Peter Wanner (éditeur AZ Medien), Iwan Rickenbacher (conseiller en communication).
Vendredi 17 mars
de 9h15 à 15h30, séminaires de recherche, avec trois groupes sur les médias dans les campagnes de votation, le cadre juridique du paysage médiatique numérique et la formation politique à l’âge d’internet et des réseaux sociaux.
#DearDemocracy, la plateforme de swissinfo.ch, est partenaire media de la manifestation, qu’elle retransmettra en vidéo en direct sur sa page FacebookLien externe en allemand, jeudi 16 mars à partir de 17h30.
(Adaptation de l’allemand: Marc-André Miserez)
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