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Comment garantir des élections libres à l’heure des fake news

A woman casts her ballot during a nationwide vote in 2014 in Bern.
KEYSTONE

Alors que les élections de mi-mandat aux États-Unis auront lieu le 6 novembre prochain, les menaces de désinformation et de manipulation qui pèsent sur les processus démocratiques inquiètent toujours plus de l’autre côté de l’Atlantique. La Suisse saura-t-elle éviter les campagnes de désinformation avant les élections fédérales de 2019? 

Ce scénario est devenu de plus en plus courant. Il est apparu récemment à l’approche du référendum en Macédoine sur le changement de nom du pays – un obstacle de longue date à son adhésion à l’OTAN et à l’Union européenne. Trolls, faux comptes et comptes automatiques (bots) diffusent des contenus controversés et des fausses informations sur TwitterLien externe et Facebook afin de convaincre les citoyens de boycotter le vote, alors qu’un taux de participation de 50% est requis pour que le scrutin soit valable. Au final, seuls 34% des électeurs macédoniens se sont rendus aux urnesLien externe et le résultat – un oui écrasant – a été déclaré nul et non avenu.  

Depuis la présidentielle américaine très disputée voici deux ans, le problème des fake news et les ingérences dans les élections préoccupent autant les dirigeants politiques que les médias et les citoyens. Même en Suisse, pays connu pour sa culture du compromis et sa faible polarisation, les votations fédérales ne sont pas à l’abri de manipulations, comme le montre une étude récente. Pourtant, si les pays voisins édictent des lois et mettent en place des unités spécialisées pour lutter contre la désinformation en ligne (voir encadré), la Confédération ne fait qu’observer. Une approche qu’elle peut se permettre – pour l’instant.  

Démêler le vrai du faux 

Alors que la diffusion massive de fausses informations sur les médias sociaux aurait contribué à l’élection de Donald Trump à la présidence des États-Unis, le terme de fake news est devenu on ne peut plus commun: son utilisation a bondi de 365% depuis 2016Lien externe

Ce terme a été néanmoins très mal interprété. En Suisse, le débat sur ce phénomène s’est intensifié à la fin de 2016 et en 2017, selon Linards Udris, spécialiste des médias à l’Institut de recherche sur la sphère publique et la société (fög)Lien externe de l’Université de Zurich. Dans le cadre d’un sondage réalisé pour l’Institut ReutersLien externe en 2018, la moitié des personnes interrogées en Suisse se disent préoccupées par les fausses nouvelles, même si peu d’entre elles (13%) y ont été confrontées au cours de la semaine précédenteLien externe

Linards Udris décrit les fake news comme des histoires totalement inventées. Pour beaucoup cependant, la définition se révèle plus large: «Si les politiciens se trompent, si c’est du mauvais journalisme ou si les journalistes commettent une erreur ou réalisent un reportage à la va-vite, les fausses nouvelles sont tout simplement ce en quoi les gens ne croient pas», détaille l’expert. 

Aux États-Unis en particulier, les fake news sont utilisées pour attaquer les opposants politiques et les journalistes dont les reportages ne plaisent pas. Ce discours peut être contagieux et dommageable pour l’industrie des médias. «Lorsqu’un politicien fait une [fausse] déclaration, au lieu de dire ‘Vous avez menti’, les gens affirment que c’est une fake news, établissant un lien direct entre [la désinformation] et les médias», explique Linards Udris. «Cela pose problème.» 

Malgré les inquiétudes que suscite la désinformation, la confiance dans les médias suisses reste élevée au sein de la population. En réalité, les sites d’information fabriqués de toutes pièces s’avèrent encore rares. Et ce, pour plusieurs raisons: la petite taille de l’électorat helvétique, la faible polarisation du pays, la diversité des médias grand public qui demeure le forum privilégié des débats politiques et l’ampleur limitée de ces derniers sur les médias sociaux.  

L’an dernier, le gouvernement a décidé qu’une nouvelle réglementation n’était, pour l’heure, pas nécessaire pour prévenir la désinformation. Il entend, toutefois, observer de près les développements dans ce domaine en Suisse et à l’étranger. Aucun plan coordonné au niveau fédéral n’existe pour prévenir toute désinformation ou ingérence lors des élections de l’an prochain, indique la Chancellerie fédérale à swissinfo.ch. Le gouvernement continue d’examiner la situation, précise un porte-parole faisant référence à une déclaration publiée le printemps dernier. 

Cibler les campagnes politiques en ligne  

Cette approche peut se justifier, selon les experts. «Les fake news au sens strict du terme n’ont pas touché les campagnes politiques suisses comme dans d’autres pays», relève Linards Udris. De plus, les débats politiques sur les réseaux sociaux sont pratiqués à une échelle relativement modeste, de sorte que peu d’électeurs sont exposés à un contenu trompeur. Et les bulles cognitives – soit des contenus adaptés au profil de l’utilisateur au sein desquels les fausses nouvelles fleurissentLien externe – ne constituent pas la forme privilégiée des débats. Cette observation rejoint celle faite par Stefan GürtlerLien externe. Ce professeur de la Haute école spécialisée du nord-ouest de la Suisse (FHNW) a examiné, avec son équipe de chercheurs, des milliers de tweets diffusés lors de la campagne de suppression des redevances radio et télévision. Cette initiative, dite «No Billag», a finalement été balayée par le peuple en mars dernier. 

«Les débats ne sont peut-être pas toujours courtois, mais [les opposants idéologiques] échangent des messages», développe Stefan Gürtler. «C’est le signe que la culture de la communication numérique est différente en Suisse.» Reste que le débat sur cette initiative s’est révélé fortement polarisé au vu du contexte suisse. Les personnes souhaitant influencer l’opinion des électeurs en ont pleinement profité. Au cours des deux mois précédant le vote, l’équipe de la FHNW a découvert que des cyborgs, personnes bénéficiant d’une assistance technique, envoyaient jusqu’à 1000 messages par jour sur Twitter. Cinquante utilisateurs – tous des cyborgs – ont généré la moitié des discussions sur «No Billag». Les partisans de la suppression de la redevance ont dominé 55% du débat.  

Si le constat est alarmant, il est toutefois peu probable, selon Stefan Gürtler, que de telles manipulations se produisent lors de chaque votation. Pourtant, le professeur et Linards Udris estiment, tous deux, que les partis politiques recourront davantage aux réseaux sociaux lors des élections fédérales de l’an prochain que par le passé. 

Facebook a, par ailleurs, organisé récemment un atelier pour les politiciens suisses afin d’améliorer leurs compétences sur les réseaux sociaux, signale Stefan Gürtler. L’expert s’attend donc à «une hausse du nombre de messages» avant les élections d’octobre prochain.  

Plus de conversations, plus de manipulation  

Le niveau de manipulation pourrait augmenter si de plus en plus de gens discutent de politique sur Internet, fait remarquer Stefan Gürtler. Aujourd’hui, toute personne ayant des compétences de base peut trouver en ligne un mode d’emploi pour programmer un compte automatique en 30 minutes permettant de diffuser rapidement du contenu subversif. Il existe également des usines de robots sur le marché noir du Web pour acheter ceux-ci facilement et par milliers. «Les technologies de la manipulation progressent nettement plus vite que celles aidant à la détecter», prévient le professeur.  

«Quelques partis ont acheté un logiciel (…) pour diriger les abonnés», poursuit-il. Ce logiciel peut également être utilisé en vue d’un ciblage psychométrique. Lequel consiste à utiliser les données des utilisateurs sur les réseaux sociaux pour créer des profils d’électeur en vue de messages ciblés. 

Nul ne sait si les militants s’engageront dans cette voie. L’affaire Cambridge Analytica a, du reste, suscité l’inquiétude. Cette entreprise, spécialisée dans le recueil et l’analyse de données, a obtenu de manière illicite des informations concernant des millions d’utilisateurs de Facebook afin d’influencer les électeurs américains et britanniques. 

Le Préposé fédéral à la protection des données et à l’information (PFPDT)Lien externe a mis sur pied un groupe de travail d’experts pour se pencher uniquement sur la protection de la vie privée des citoyens lors des élections fédérales de 2019. Ce dernier publiera un document visant à sensibiliser les entreprises technologiques, les partis politiques ainsi que les stratèges aux aspects importants du droit suisse dont ils doivent tenir compte lorsqu’ils s’engagent auprès des électeurs, indique à swissinfo.ch Hugo Wyler, porte-parole du PFPDT. Celui-ci informera en outre le public de toute éventuelle infraction au cours de la campagne. 

Dans l’intervalle, Stefan Gürtler et son équipe travaillent à la mise en place d’un suivi en temps réel des discussions en ligne, «afin que les gens puissent voir quels sujets ou quels candidats sont susceptibles d’être manipulés». L’idée est de fournir aux citoyens les connaissances nécessaires pour qu’ils puissent décider des contenus qu’ils souhaitent consommer. Cette démarche prouve que les plates-formes technologiques ne font pas assez d’efforts pour combattre la désinformation et l’ingérence, bien qu’elles aient subi d’intenses pressions en ce sens ces deux dernières années.  

Comme d’autres réseaux sociaux, Twitter possède des règles d’utilisation claires, mais n’a fermé qu’une poignée de comptes problématiques lors de la campagne «No Billag», souligne le professeur. Et d’ajouter que, si les médias sociaux «respectaient leurs propres règles, les messages sur ces plates-formes pourraient aboutir à des résultats très différents et être contrôlés d’une bien meilleure manière.» 

Pour des électionslibres en Europe 

Près de 20 élections majeures sont prévues en Europe avant 2020. Pourtant, le Vieux Continent n’est pas suffisamment préparé aux menaces d’ingérence dans les processus démocratiquesLien externe. L’affirmation émane de la Commission transatlantique sur l’intégrité électorale, créée en 2018 pour aider les gouvernements à résoudre ce problème croissant. Les exécutifs européens ont, néanmoins, pris des mesures ces derniers mois.

Convaincue que les élections du Parlement européen de mai 2019 seront la prochaine cible de campagnes de désinformation, l’Union européenne a intensifié ses effortsLien externe. La Commission européenne a mené des consultations publiques, mis en place un comité d’experts et défini une approche commune. En septembre, elle a établi un code de bonnes pratiquesLien externe à l’intention des entreprises technologiques, les exhortant à devenir des acteurs responsables. De nombreux observateursLien externe demeurent, toutefois, sceptiques quant à l’impact réel de ce code.  

En France, l’Assemblée nationale a approuvé, en juillet dernier, un projet de loi visant à lutter contre les fausses nouvellesLien externe. Le juge des référés peut être saisi par toute personne: il déterminera si les reportages controversés et les contenus manipulés doivent être supprimés lors des campagnes électorales. La loi, que certains ont qualifiée d’inutile et d’inapplicable, obligera, dès son entrée en vigueur en 2019, les réseaux sociaux à dévoiler les acquéreurs de contenus sponsorisés.

Quelques mois avant les élections générales suédoises cet automne, le gouvernement a annoncé son intention de créer un nouvel organisme nationalLien externe pour lutter contre la désinformation et les campagnes d’influence étrangère en promouvant des contenus exacts et factuels.

Au Royaume-Uni, un comité parlementaire s’est penché durant 18 mois sur la problématique, avant de publier en juillet dernier une série de recommandationsLien externe à l’adresse du gouvernement pour prévenir la désinformation. Londres, qui est convaincue que les Russes sont à l’origine des fausses informations diffusées lors du référendum sur le Brexit, a également mis en place une unité visant à combattre la désinformation «par les acteurs étatiques et d’autres intervenants»Lien externe.

(Traduction de l’anglais: Zélie Schaller)

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