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«Dans notre tradition de tolérance et de transparence»

Antonio Loprieno est égyptologue et a aussi étudié l'arabe Universität Basel/Andreas Zimmermann

Le malaise créé par la votation de 2009 contre la construction de minarets a fait germer l’idée de créer une filière de formation des imams dans les universités suisses. Objectif: améliorer la situation et le débat sur les musulmans en Suisse. Interview avec Antonio Loprieno, responsable du groupe de travail.

Alors que la communauté musulmane du monde entier célèbre le Ramadan, des milliers de croyants pratiquent un mois de jeune et de prières en Suisse. L’imam joue bien sûr un rôle important, puisqu’il appelle et participe à la prière.

En mars dernier, il a été décidé que les grandes écoles suisses élaboreraient, en collaboration avec les communautés musulmanes, des bases pour la formation des imams. Le groupe de travail dirigé par le professeur bâlois d’égyptologie Antonio Loprieno est en train de chercher une université qui pourrait accueillir cette nouvelle filière.

swissinfo.ch: Vous ne parlez pas explicitement de formation des imams. Pourquoi?

Antonio Loprieno: Le mot imam désigne une profession exercée au sein de la communauté musulmane. Les universités suisses ne forment pas de curés ou de pasteurs, mais des théologiens. De même, nous voulons développer un cursus de théologie musulmane. C’est-à-dire que nous espérons, si ce cursus est d’un bon niveau qualitatif, que les communautés musulmanes puissent engager ces diplômés comme imams.

swissinfo.ch: On a déjà tenté une fois de former des intervenants qui travaillent déjà parmi les musulmans. A Fribourg, ce projet a été interrompu avant même de commencer. Était-ce dû à un manque de confiance du côté musulman?

A.L.: La confiance est une composante très importante, aussi dans les discussions que nous avons menées ces dernières années. Dans ce groupe de travail mixte, nous avons dû aller les uns vers les autres et établir un rapport de confiance suffisant pour développer ensemble une telle filière. Dans ce sens, les tentatives précédentes ont probablement échoué aussi parce qu’elles ne faisaient pas l’unanimité des deux parties.

Ce natif italien est égyptologue, professeur et recteur de l’Université de Bâle. Comme étudiant, il a étudié l’arabe comme matière secondaire.

Depuis mai 2008, il est président de la Conférence des recteur des universités suisses (CRUS).

Il préside le conseil de l’Eglise évangélique de langue italienne de Bâle.

Depuis 2010, il dirige le groupe de travail du secrétariat d’Etat pour la formation, la recherche et l’innovation qui est chargé de la formation des imams en Suisse.

swissinfo.ch: A Fribourg, la question de la langue s’était notamment posée. Ne serait-ce pas aussi une raison pour proposer la filière dans plusieurs universités?

A.L.: Dans notre groupe de travail, des imams des trois régions linguistiques sont représentés. Il sera probablement difficile de tenir compte des trois langues nationales. Mais nous voulons proposer différents aspects de cet enseignement au moins dans deux langues, en allemand et en français.

swissinfo.ch: Différents courants de l’islam cohabitent en Suisse. Comme l’a montré un récent rapport du gouvernement, la communauté musulmane y est moins homogène que dans d’autres pays. Est-ce que les différentes fractions pourraient toutes être prises en compte dans un tel cursus?

A.L.: Je crois que la réponse la plus simple à votre question est: non. Mais ce n’est pas non plus notre but. Nous voudrions franchir une première étape, donner un signe. Pour cela, nous cherchons la personne la mieux qualifiée pour diriger ce cursus. Nous souhaitons que cette personne soit ouverte et animée d’un esprit d’ouverture et de tolérance à l’égard des autres courants.

swissinfo.ch: Quelle personne et quelle structure avez-vous en vue?

A.L.: Dans ce cas, nous appliquons le concept du «Leading House»: une université crée un centre doté au moins d’une chaire de professeur, naturellement de religion musulmane, comme les théologiens de nos facultés sont chrétiens. Cette personne devrait d’une part exercer une activité scientifique au sein de la faculté concernée et, d’autre part, développer une filière en collaboration avec les différentes hautes écoles spécialisées et les universités.

Le groupe de travail «Formation des imams» a trois buts, selon Antonio Loprieno:

1. Etablir une nouvelle matière qui manquait jusqu’ici dans l’offre académique: la théologie islamique

2. Contribuer à la formation d’une direction de haut niveau et à l’organisation des communautés musulmanes en Suisse

3. Améliorer l’intégration des groupes et des communautés islamiques.

Le financement des cours est assuré premièrement par les Universités, qui jouent le rôle de «Leading House», deuxièmement par la Confédération via le Secrétariat d’Etat pour la formation et, troisièmement, par une fondation, «tout au moins pour les premières années, elle finance les études de ceux qui ne disposent pas des moyens nécessaires, afin d’atteindre un nombre suffisant de diplômés pendant environ cinq ans».

swissinfo.ch: L’idée d’offrir une formation n’implique-t-elle pas aussi celle de contrôler les musulmans, voire les activités des imams?

A.L.: Le mot contrôle a certaines connotations. Nous ne voulons ni sélectionner n’importe comment ni exercer de censure. Mais il y a déjà certaines exigences qui font que l’offre doit être conforme à l’esprit de la tradition suisse de tolérance et de transparence et qu’elle contribue jusqu’à un certain point à améliorer la qualité de la vie des communautés et du débat musulman en Suisse.

En mai 2013, le gouvernement suisse a publié un rapport commandé après le oui en votation en 2009 à l’initiative populaire «contre la construction de minarets».

Le rapport conclut que «la grande majorité des musulmans participe à la société suisse. Leur appartenance religieuse ne les expose pas à des problèmes particuliers dans leur vie quotidienne et ne mène que rarement à des conflits».

En Suisse, la communauté musulmane n’est pas homogène, mais se compose d’une multitude de groupes qui se distinguent par leur appartenance ethnico-nationale ou linguistique et n’ont en règle générale que peu de relations entre eux.

D’après des estimations d’experts, 30% des quelque 350’000 à 400’000 musulmans possède la nationalité suisse. La grande majorité des immigrés est originaire des Balkans occidentaux et de Turquie.

Seuls 12 à 15 % d’entre eux pratiquent leur religion et se rendent, par exemple, régulièrement dans une mosquée.

En conséquence, le Conseil fédéral «renonce à introduire des mesures spécifiques (et) estime que les offres existantes permettent de réagir de manière adéquate aux éventuels problèmes».

swissinfo.ch: Quelles sont les résistances et les peurs que vous vous attendez à rencontrer dans votre travail?

A.L.: Nous aurons à éliminer des craintes dans les deux parties. Il y a des résistances du côté académique, parce que cette branche n’a jamais été enseignée dans les universités. Certains collègues s’inquiètent de savoir si nous pouvons réussir à organiser quelque chose qui corresponde aux exigences élevées de la théologie dans les universités suisses. D’autre part, il y a certaines réserves dans les communautés musulmanes, précisément aussi parce que cet ancrage académique de la formation du clergé n’existe pas non plus chez elles.

swissinfo.ch: Est-il donc possible de réduire l’écart entre les exigences des communautés islamiques et le système de Bologne?

A.L.: C’est un point très important. Je crois que, compte tenu de la rigidité actuelle du système de Bologne, il serait difficile d’organiser du jour au lendemain un cursus selon ces critères. C’est pourquoi nous songeons pour l’instant à un «Master of Advanced Studies». En espérant que, si cette offre s’étoffe au cours des années, nous pourrons ensuite également proposer des bachelor et master selon le système de Bologne.

swissinfo.ch: L’islam n’est pas une Eglise nationale. Pourquoi les contribuables devraient-ils contribuer à son enseignement?

A.L.: C’est une question tout à fait légitime. Je voudrais souligner que la Confédération n’a eu aucune obligation jusqu’à maintenant. Vis-à-vis du contribuable, je dirais que cette initiative garantit en fin de compte une structure plus pacifique et mieux organisée pour l’islam en Suisse, ce qui justifie aussi un modeste engagement financier de la Confédération.

swissinfo.ch: L’Allemagne dispose d’un centre de théologie islamique à Tübingen. Avez-vous des échanges avec celui-ci?

A.L.: Nous entretenons un échange actif avec Tübingen ainsi qu’avec Vienne. Jusqu’ici, les expériences sont très bonnes dans les deux endroits. Mais l’Allemagne est plus spécifiquement orientée vers la tradition religieuse des Turcs. Chez nous, la réalité est moins homogène. Ensuite, il y a toujours l’importance de la question linguistique.

(Adaptation de l’allemand: Isabelle Eichenberger)

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