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La fin du soft power américain?

David Sylvan

La prochaine élection présidentielle ne marquera ni la fin ni le retour de cette forme d'influence des États-Unis, mais sa «désaméricanisation», estime David Sylvan, professeur à l’IHEID.

En inventant la notion de «soft power», Joseph Nye a nommé un phénomène dont l’étude remonte au moins à Gramsci et Mannheim: la façon dont le pouvoir est exercé par le consentement plutôt que par la coercition. La préoccupation de Nye – dans un livre au titre évocateur de Bound to Lead [«Destiné à diriger», ndlr] – tenait à la manière dont le pouvoir des États-Unis sur d’autres États découlait du fait que les élites de ces autres pays voulaient les mêmes choses que leurs homologues américains. Ce n’était pas qu’une question de valeurs politiques partagées. Il s’agissait aussi d’une ouverture d’esprit aux arguments étasuniens, notamment après avoir été baigné dans la culture populaire et académique américaine. Métaphoriquement, on pourrait dire que les figures clés de la domination des États-Unis en Europe après la Seconde Guerre mondiale n’étaient pas tant Dean Acheson et Dwight Eisenhower qu’Elvis Presley et James Dean.

David SylvanLien externe est professeur de relations internationales/science politique à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEIDLien externe) à Genève.

Bien sûr, le soft power n’impliquait pas que les États-Unis pouvaient n’en faire qu’à leur tête. À de nombreuses reprises, aussi bien durant qu’après la guerre froide, des présidents américains issus des deux partis ont vu leurs projets modifiés en profondeur ou tout simplement bloqués par leurs partenaires européens. Néanmoins, même lors de moments de fortes controverses comme la guerre d’Irak en 2003, Washington a été capable de bâtir des «coalitions de volontaires».

La grande disruption

C’est sur cette toile de fond que l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche a été vécue comme une si grande disruption. Ses attaques contre l’OTAN et l’UE, son enthousiasme pour des guerres commerciales, ses belles paroles adressées à Vladimir Poutine: tout cela revenait, pour de nombreux observateurs, à jeter le soft power américain à la poubelle. Le nombre clairsemé d’intellectuels et d’artistes qui soutenaient le président représente, de ce point de vue, un indicateur supplémentaire d’une Amérique ne montrant plus la voie aux Européens.

C’est pourquoi, lorsque des représentants de l’élite étasunienne se rendaient à des événements tels que la Conférence sur la sécurité de Munich ou le Forum économique mondial de Davos, leur visite était interprétée comme une garantie donnée par des exilés politiques. Ceux-ci promettaient en quelque sorte que tout reviendrait à la normale après la prochaine élection. Et c’est pourquoi il y a tant d’espoir dans ces milieux que Joe Biden la remporte.

«Le véritable fossoyeur du soft power des États-Unis ne se nomme peut-être pas Donald Trump, mais Mark Zuckerberg.»

Toutefois, Donald Trump, et plus encore ceux qui l’entourent, exerce une influence considérable en Europe, en particulier dans le sens originel du consentement développé par Joseph Nye. La combinaison du nationalisme économique, de la xénophobie et de la méfiance envers les élites au pouvoir constitue une proposition attirante pour des dirigeants tels que Viktor Orban ou Giorgia Meloni, ou pour les partisans de l’«alt-right» et de QAnon. Il s’agit là d’une courroie de transmission alternative du soft power: Breitbart, 8chan et Gab plutôt que le MoMA et Motown. Donald Trump pourrait bien perdre l’élection, ces idées perdureront.

À l’autre bout de cet archipel de l’extrême droite contemporaine se trouve une kyrielle d’idées et de formes de mobilisation tout aussi distantes des élites américaines en exil. Prenons #MeToo, Black Lives Matter et la manière dont ils se diffusent par-delà les frontières nationales. Ces courants sont presque immédiatement adaptés sur place aux responsables politiques locaux, à la police, aux équipes sportives et même aux statues. Le fait que presque tous ces activistes soient profondément anti-Trump ne joue ici qu’un rôle mineur dans l’implantation de ces mouvements.

«Désaméricanisation»

En résumé, la prochaine élection présidentielle ne marquera ni la fin, ni le retour du soft power américain, mais sa «désaméricanisation». Même si Joe Biden l’emporte, des groupes continueront à diffuser des idées et des formes d’organisation extra-gouvernementales qui trouveront un fort écho à travers le monde. Mais cette résonance signifie que ce qui se répandra ne sera plus américain au sens strict du terme. Le véritable fossoyeur du soft power des États-Unis ne se nomme peut-être pas Donald Trump, mais Mark Zuckerberg.

Cet article a été publié par Le TempsLien externe du 9 octobre 2020 dans le cadre du dossier spécial “L’Amérique et nous”.

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