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Les mémoires d’un activiste jurassien

Juin 84: une des dernières actions d'éclat des Béliers: Il jettent à bas la statue de la sentinelle installée au Col des Rangiers en souvenir de la Guerre de 14-18, à qui son aspect martial a valu le surnom de «Fritz». Keystone

Durant les années chaudes de 1972 à 1974, qui ont précédé les votes sur le détachement du Jura de Berne et la création du nouveau canton, l’«insoumis» Pierre Rottet était de toutes les actions d’éclat du Groupe Bélier. Il se raconte dans un livre. Interview.

De son Jura natal au Pérou de ses amours, des galeries d’art colombiennes ou japonaises à l’Agence de presse internationale catholique (APIC) à Fribourg, Pierre Rottet a roulé sa bosse d’insoumis impénitent, porté par sa bonne étoile.

Dans les années 1970, cet assoiffé de liberté et de justice s’est plongé corps et âme dans la lutte pour l’indépendance du Jura. Un combat que l’ancien membre du Groupe d’animation du Bélier évoque dans une autobiographie (*) haute en couleurs, qui sort de presse. Rencontre.

Comment êtes-vous tombé dans la «marmite» du Bélier?

Pierre Rottet: La première chance de ma vie, après l’échec de ma scolarisation et alors que je rêvais de faire les beaux-arts, a été de pouvoir accomplir un apprentissage de typographe à l’Imprimerie Boéchat, à Delémont.

Cette société éditait le Jura Libre sous la direction de Roland Béguelin, le père spirituel et «penseur» du Jura. Des presses sortaient, à longueur d’année, toute la propagande, les pamphlets et tracts du Rassemblement jurassien, le mouvement séparatiste du Jura. C’est là que j’ai trouvé mes racines et mon identité.

Convaincu de la justesse du combat pour l’indépendance du Jura, j’ai adhéré au Groupe Bélier. Jeune militant, j’ai pu participer à l’une des premières actions d’éclat du mouvement, en 1968: l’occupation de la Préfecture à Delémont. Puis à mon retour d’un long tour du monde, en 1972, j’ai pu intégrer l’organe dirigeant du Bélier, le «Groupe d’animation».

Comment entrait-on dans le Groupe Bélier?

P.R.: Il n’y avait pas de bulletins d’adhésion! En fait, il suffisait d’être sympathisant. Dans le Jura, une bonne partie de la jeunesse se reconnaissait dans le Bélier, fondé dans le cadre du Rassemblement jurassien.

Pour les jeunes, le Jura n’était pas une utopie. A la Fête du peuple jurassien, ils étaient 2000 à 3000 à défiler. C’était impressionnant! Quant à moi, c’est l’administrateur de l’imprimerie du Jura Libre, Germain Chenal, qui m’a coopté.

Au Groupe d’animation, on était sept ou huit, peut-être dix, autour de l’animateur Jean-Claude Montavon. Il y avait aussi Jean-Pierre Beuret, qui est entré plus tard au Gouvernement jurassien. On se retrouvait discrètement chez l’un ou l’autre pour planifier nos actions. La police nous connaissait, mais on prenait plaisir à déjouer sa surveillance.

Le Bélier était le bras armé du Rassemblement jurassien. Quelle était sa politique d’action?

P.R.: Rappelons qu’il y a eu deux mouvements d’action dans le Jura. D’abord le Front de libération du Jura (FLJ), qui s’est montré plutôt violent, en incendiant des fermes et en faisant sauter des biens d’Etat, mais sans jamais faire de victimes.

Le Groupe Bélier, lui, était aussi un bras «armé», mais sans armes. Son but était de sensibiliser le plus largement possible la population à la Question jurassienne, y compris à l’échelle internationale, en ébranlant la Suisse dans ses fondements et en écornant son image d’Epinal.

On frappait là où on dérangeait le plus et où on nous attendait le moins. Avec succès, puisqu’on a vu fleurir, jusqu’au Japon et en Amérique du Sud, des articles de presse faisant état de nos actions.

Vous avez participé à une dizaine d’opérations, entre 1972 et 1974. Quel était votre rôle au sein du Groupe d’animation?

P.R.: Je m’occupais surtout des repérages sur le terrain. Il fallait prendre toutes les précautions pour assurer le succès des actions sans mettre en danger la vie des participants ni celle des civils. C’était des frappes chirurgicales, comme lorsqu’on a bloqué la circulation pendant plusieurs heures en ville de Berne, en mettant le feu à des centaines de pneus sur la place Bubenberg. Ou lorsque 33 activistes ont occupé l’ambassade de Suisse à Paris.

Le Bélier n’a jamais raté un coup. Mais des actions comme celle de l’occupation simultanée de l’ambassade de Suisse à Bruxelles et de l’ambassade de Belgique à Berne ne pourraient plus se faire aujourd’hui. A cause des mesures de sécurité. Alors qu’à l’époque, j’avais pu pénétrer dans les locaux pour établir les plans sans être inquiété. Aujourd’hui, on passerait pour des terroristes.

Il y avait quand même un certain amateurisme dans vos actions…

P.R.: Bien sûr! On n’était pas des pros. Mais méticuleux. On n’hésitait pas à suspendre une opération au pied levé si elle risquait de mal tourner.

Par exemple, on a différé d’une semaine notre action de blocage de la circulation entre Spiez et Interlaken, lors d’un week-end de ski de forte affluence. La raison? Deux de nos bûcherons, qui devaient abattre des arbres pour couper la route, avaient fait la noce la veille! Il faut dire que pour éviter tout risque d’indiscrétion, les participants n’étaient informés qu’à la dernière minute.

Autre anecdote savoureuse: lors de l’occupation de l’ambassade de Belgique à Berne, les meneurs ont mal interprété mes plans. Ils ont pris d’assaut par erreur la maison voisine! Un peu affolé, le brave citoyen dérangé les a renvoyés à la bonne adresse. L’opération a finalement été un succès. Une histoire belge!

C’est vrai que le Bélier ne manquait pas d’humour…

P.R.: C’est peut-être pour cela qu’en plus de l’appui des militants, on avait la sympathie de la presse. On a toujours essayé de mettre les rieurs de notre côté, avec ce qu’il fallait d’humour pour ridiculiser Berne, sa politique et sa police. Si nos adversaires avaient su combien nos actions ont été préparées à coups d’éclats de rire, de bons mots, d’amitiés et de jolies cuites, ils en auraient été malades!

Le combat n’en était pas moins sérieux. Ne risquait-on pas une escalade de la violence?

P.R.: Le risque a existé. On ne peut préjuger de ce qui se serait passé en cas de vote négatif sur la création du canton du Jura, le 23 juin 1974. On n’aurait sûrement pas mis une sourdine à nos actions. On avait d’ailleurs prévu plusieurs opérations coup de poing. Comme la prise de contrôle de chars d’assaut sur la place d’armes de Bure. Les véhicules blindés auraient été conduits sur territoire français pour mettre les autorités suisses dans l’embarras.

On avait aussi planifié l’isolement complet de l’Ajoie et du château de Porrentruy. Une opération qui aurait obligé les forces de l’ordre, voire l’armée, à intervenir. Il y avait là une volonté manifeste d’affrontement. L’escalade aurait pu devenir dangereuse, mais heureusement, la Suisse l’a compris assez tôt. Et sous la pression générale, Berne a finalement cédé.

Quel bilan faites-vous aujourd’hui de cette période de combat?

P.R.: Ce n’est pas banal d’avoir pu participer à la création d’un Etat, au côté de milliers de Jurassiens. Ceci sans violence, sans une goutte de sang, mis à part ce jeune abattu par un pro-Bernois sur un toit à Boncourt, la veille du plébiscite du 23 juin 1974. Un cas isolé.

En réalité, le Jura s’est libéré seul, par ses seules actions, par son obstination, par son intelligence politique. Tout cela ne serait plus possible aujourd’hui. D’autant que le discours a changé. Plutôt que de séparation, on parle désormais d’ouverture des frontières, de création d’entités plus larges. Une évolution qui s’inscrit dans l’air du temps, mais que ne renieraient pas les Béliers d’autrefois. On voulait un Etat moderne, ouvert sur le monde, tolérant. Et si on tapait sur les Suisses alémaniques, c’était de bonne guerre !

Pascal Fleury, La Liberté/swissinfo.ch

(*) La balade d’une vie – Parcours d’un insoumis, Pierre Rottet, Editions Eclectica, 2010.

Fondation en juillet 1962 pour rassembler la jeunesse séparatiste, dans le cadre du Rassemblement jurassien.

Objectif: sensibiliser la population à la Question jurassienne. Distribution de tracts et, dès 1965, organisation de la Fête de la jeunesse jurassienne.

Actions-chocs par dizaines dès 1968. Occupation de la préfecture à Delémont, perturbation des championnats du monde de hockey sur glace, murage de la porte de l’Hôtel de Ville de Berne, goudronnage des rails de tram, occupation des ambassades de Suisse à Paris puis Bruxelles…

Après la création du canton du Jura (1979), fusion avec le mouvement Jeunesse-Sud. En 1984, la statue du «Fritz» des Rangiers est renversée.

Réorganisation en 1985. Parmi les dernières actions du Bélier: «prise d’otage» de la pierre d’Unspunnen, en 1984 et 2005. Et en 2009, déplacement de la pyramide de triangulation symbolisant le cœur de la Suisse (Obwald) devant l’abbatiale de Bellelay, «centre du Jura historique».

Ce fut une des actions les plus retentissantes orchestrées par Pierre Rottet. Extraits tirés de son livre La balade d’une vie.

«Le 3 août 1973, à 11 heures, une trentaine de membres du Bélier pénétraient dans les locaux. […] Avec P. G., l’autre dirigeant du groupe, nous entrions quelques instants après dans le bureau du chargé d’affaires, en l’absence de l’ambassadeur lui-même, absent au moment de l’occupation. Le brave homme approchait plus de l’heure de la retraite que de la promotion. Je me souviendrai ce qu’il me reste de vie de ce moment précis où nous l’avons prié de quitter les locaux, pour cause d’occupation par le Groupe Bélier.

»Le malheureux diplomate, affolé sans doute par ce qui lui tombait dessus – Dieu sait quelle réputation lui avait-on faite de nous –, suppliait de ne pas lui faire de mal, tout en cherchant un certificat médical… dans un cendrier. Authentique. Nous le prîmes par les bras, aimablement, poliment, gentiment, pour le mettre, comme les autres employés, à la porte de sa propre ambassade.

»Grâce au matériel acheté, la porte d’entrée fut bouclée. Il eût fallu de l’explosif pour la faire ouvrir. Et encore. Quelques minutes après avoir pris possession des lieux, du bruit nous parvenait des WC: une employée de ménage s’y était enfermée. Frondeur, le Bélier, mais avec ce qu’il faut d’amateurisme… Il fallut démonter patiemment ce que nous avions fixé à la porte, avant de nous barricader à nouveau. Pour de bon cette fois, avec l’objectif d’y tenir jusqu’au lendemain 4 août, à 9 heures du matin. (…)

»Calicots et drapeaux apparurent aux fenêtres, bien visibles. Des médias du monde entier, écrits, radios et télévisions, y compris du Japon et des Etats-Unis, sollicitaient des interviews par l’intermédiaire des téléphones de l’ambassade – le portable n’existait pas encore –, que les autorités allaient cependant couper, mais des heures plus tard. Le monde entier s’étonnait. La Suisse avait mal à sa réputation.»

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