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Guido Fluri, la voix qui réclame justice pour les enfances volées

Guido Fluri dans son bureau de Cham. swissinfo.ch

Ancien enfant placé devenu multimillionnaire, Guido Fluri pèse de tout son poids pour faire entendre la voix des victimes de mesures de coercition au XXe siècle en Suisse. Son initiative pour une indemnisation a récolté 110'000 signatures en un temps record et le gouvernement annonce un contre-projet indirect. Le peuple aura probablement à se prononcer.

«C’est extraordinaire: à peine notre initiative était-elle enregistrée par la Chancellerie fédérale, et voilà que le gouvernement arrivait avec une contre-proposition!» Guido Fluri est content. Son long combat pour que la Suisse ouvre les yeux sur un passé peu glorieux porte ses fruits. Impensable il y a encore deux ans, le principe d’une indemnisation fait son chemin.

Lui-même victime de placements administratifs avant de faire fortune dans les affaires, ce Soleurois de 48 ans est à l’origine de l’initiative populaire «pour la réparation»Lien externe. C’est le résultat d’un intense travail d’explication auprès des décideurs de tous les milieux, des membres du Rotary au Conseil fédéral en passant par les poids lourds politiques, économiques, religieux, paysans, etc. Le comité d’initiativeLien externe et le comité de soutien révèlent une impressionnante brochette de personnalités. Il a même écrit au pape, qui lui a répondu, l’invitant à une audience générale ce 25 mars 2015.

Dans ses luxueux bureaux, aménagés dans une maison historique de Cham, dans le canton de Zoug, Guido Fluri nous accueille avec simplicité. Silhouette juvénile, élégance décontractée et ferme poignée de main, l’homme d’affaires dégage à la fois de l’énergie, de l’efficacité et de la sensibilité.

«Je suis un enfant illégitime ‘classique’, si je puis dire, raconte-t-il. Ma mère avait 17 ans à ma naissance et a été atteinte peu après de schizophrénie. Je n’ai jamais connu mon père, il était marié. Dans un village de 1000 habitants (Matzendorf, dans le canton de Soleure), c’était un scandale, une immense honte. Du reste, le mot ‘illégitime’ est toujours profondément enraciné dans l’esprit de ma mère.» Les premières années ont passé «plutôt mal que bien». La mère est ensuite internée et le fils placé dans des familles d’accueil ainsi que, pendant une courte période, dans un foyer pour garçons à Mümliswil.

«Je n’avais pas de terrain solide sous les pieds»

«J’ai été enfermé et j’ai subi des punitions, mais je n’ai pas été aussi systématiquement maltraité que d’autres enfants, physiquement et psychiquement.» Mais Guido Fluri précise qu’il y a «certainement eu des choses qui n’étaient pas correctes à Mümliswil».

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Enfances volées

Ce contenu a été publié sur En 1944, son reportage sur le foyer pour garçons du Sonnenberg (Lucerne) publié dans «Die Nation» a fait un tel scandale que le directeur a ensuite été condamné pour mauvais traitements. (Paul Senn, FFV, Kunstmuseum Bern, Dep. GKS. © GKS.)

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Guido Fluri ne se considère pourtant pas comme une victime de ces maltraitances institutionnelles. Peut-être en raison de la pudeur évasive avec laquelle il évoque son enfance. Ou parce que le pire, dans sa vie, était encore à venir. A 6 ans, il est recueilli par ses grands-parents, mais le grand-père décède d’un cancer quand il en a 8. Deux ans plus tard, la maison de sa grand-mère est détruite par un incendie et son oncle, son «modèle paternel», se tue en voiture. Il a 12 ans.

«Ces pertes ont été très difficiles, j’ai eu des phases très tourmentées, ma vie était dominée par la peur de mourir le lendemain. Je n’avais tout simplement pas de terrain solide sous les pieds. J’ai longtemps ressenti cette menace existentielle, cette grande insécurité.»

Doué d’un esprit analytique et d’une grande discipline, Guido Fluri surmonte ses vieilles peurs et crée sa première entreprise à 20 ans. Avec ses économies d’apprenti pompiste, il achète un terrain et obtient un prêt bancaire pour y construire une maison. «C’était important pour moi… Le fait d’avoir un toit à moi sur la tête m’a permis de trouver une certaine stabilité.»

Sa carrière d’entrepreneur se poursuit à Zurich avec succès: «Mon sens stratégique et mon instinct m’ont sûrement beaucoup aidé dans ma lutte pour trouver ma voie». Guido Fluri confesse qu’il lui a toujours fallu constituer des réserves importantes, «mais elles ne suffiront jamais à apaiser mon besoin de sécurité, même si j’y travaille encore».

Pas d’esprit revanchard

La réussite matérielle n’a pas débouché sur la revanche, mais sur l’empathie. «Très jeune, avant 30 ans, j’ai ressenti le besoin de réfléchir au sens de la vie, de notre présence sur terre, de mener à bien des projets sociaux. Je ne suis pas religieux mais je suis croyant. Je cherchais des indices.»

Le Soleurois s’occupe de sa mère. «Elle souffre toujours de schizophrénie chronique, c’est une maladie qui n’est pas facile à comprendre. Elle a un environnement adapté, une structure quotidienne bien organisée. Cela a été un long processus pour recréer un contact, aujourd’hui, elle est stabilisée, elle vient me voir chaque jour.»

De fil en aiguille, Guido Fluri a créé sa fondationLien externe en 2010, dans le but de favoriser la recherche sur la schizophrénie, les violences sur les enfants et le cancer du cerveau (il est lui-même atteint d’une tumeur à l’oreille). Il lui consacre 30% des bénéfices de ses sociétés. En 2011, il rachète son ancien foyer de MümliswilLien externe et en fait le premier mémorial national de l’enfance maltraitée, qui est régulièrement visité par des écoles de tout le pays.

Auparavant, il avait lancé des recherches pour retrouver d’anciennes victimes de placements administratifs. «Cela a été très difficile de faire parler ces personnes, souvent gravement traumatisées et coupées de la vie, vivant dans la pauvreté, explique Guido Fluri. J’ai décidé de défendre leurs intérêts et j’ai commencé mon travail de lobbying. Mais j’ai fini par ressentir une grande impuissance en constatant que mes interlocuteurs politiques n’avaient souvent aucune idée de ce dont je parlais, de ce que ces gens avaient vécu, que je n’arrivais pas à briser l’indifférence.»

Une forte pression

En novembre 2013, l’homme d’affaire décide de passer la vitesse supérieure: «J’ai compris qu’il fallait exercer une forte pression à tous les niveaux pour réunir tout le monde et chercher ensemble une solution. Une nuit, j’ai eu l’idée de l’initiative et me suis juré de trouver une majorité pour la faire passer.»

En avril 2014, le comité d’initiative est créé et la récolte de signatures commence. Il a fallu «des dizaines d’heures de marchandages» pour réunir des représentants religieux, politiques, des paysans, des entrepreneurs, des intellectuels, etc., et trouver un accord pour la création d’un fonds de réparation de 500 millions de francs. Les 110’000 paraphes sont enregistrés en décembre à la Chancellerie fédérale et, en janvier, le Conseil fédéral annonce qu’il accepte le principe d’une réparation et qu’un contre-projet indirect sera rédigé d’ici l’été. Certes, le gouvernement revoit les chiffres à la baisse (250 à 300 millions de francs), car ses chiffres sur le nombre de victimes encore en vie (12’000) sont plus bas que ceux (15’000) des initiants.

La procédure de consultation va commencer auprès des parties concernées et Guido Fluri va donc continuer son infatigable travail de conviction, surtout auprès des partis de droite plus que frileux. «Quand ça coûte, ça fait mal, c’est vrai. C’est compliqué de fixer une somme mais il faut être réaliste, on ne peut pas demander de trop gros montants, mais on ne fait rien sans argent non plus. On ne peut pas appliquer le libéralisme à des gens qui meurent dans la pauvreté dans un pays qui défend les droits humains dans le monde entier.»

Un long chemin

1981: suite à la ratification (1974) de la Convention européenne sur les droits de l’homme, la Suisse met fin à l’internement administratif, à l’atteinte au droit à la procréation (castrations et avortements forcés) ainsi qu’à l’adoption ou au placement extrafamilial forcés.

1999: initiative parlementaire pour le dédommagement des victimes de stérilisation forcéeLien externe.

2009: initiative parlementaire pour réparation du tort moral aux mineurs placés en établissement d’éducationLien externe.

2009-2013: l’exposition itinérante «Enfances volées-Verdingkinder reden»Lien externe présente 300 témoignages et photos dans toute la Suisse.

2011: initiative parlementaire pour la réhabilitation des personnes placées par décision administrativeLien externe; par ailleurs, une interpellation demande un examen de conscience historique et des excuses des autoritésLien externe.

2013: la ministre de la Justice Simonetta Sommaruga présente les excuses de la Confédération aux victimes et crée une Table ronde.

Mars 2014: le Parlement adopte une loi de réhabilitationLien externe, lance un projet de recherche et garantit l’ouverture des dossiers aux victimes.

Juillet 2014: la Table rondeLien externe crée un fonds d’aide immédiate aux victimes. Elle a reçu jusqu’ici environ 650 demandes, dont 450 ont été étudiées et 400 ont donné lieu à des versement d’un total de 3 millions de francs, soit 8000 francs par victime.

Décembre 2014: dépôt de l’initiative populaireLien externe «pour la réparation» demandant la création d’un fonds de 500 millions de francs, signée par 110’000 personnes.

Janvier 2015: le gouvernement reconnaît le principe d’une indemnisation et annonce un contre-projet indirectLien externe d’ici l’été.

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