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«Il n’y a pas de candidat idéal»

Esat al-Kamhawi garde espoir pour l’Egypte, mais il voit une transition plutôt sur une génération. Susanne Schanda/swissinfo.ch

Invité aux Journées littéraires de Soleure, Esat al-Kamhawi parle à swissinfo.ch des élections dans son Egypte natale. Pour l’écrivain et journaliste, le président qui sortira des urnes ne sera qu’un homme de transition avant la prochaine révolution.

L’Egypte finira par s’en sortir, mais il lui faudra une génération. Pour l’heure, le processus n’a fait que commencer et les militaires continuent à tirer toutes les ficelles. Quant aux islamistes, ils ne sont rien moins qu’un danger pour le pays. Homme de convictions, Esat al-Kamhawi ne mâche pas ses mots.

swissinfo.ch: Pendant que vous parlez littérature ici à Soleure, les Egyptiens élisent pour la première fois librement leur président. Avez-vous déjà voté?

Esat al-Kamhawi: Non. J’ai écrit sur la révolution l’année dernière, et maintenant, j’écris sur l’élection présidentielle. Mais je n’y prends pas activement part.

swissinfo.ch: Et pourquoi pas?

E. K.: Pour deux raisons. La première est administrative. Je vis à l’étranger, au Qatar. Mais juste au moment où j’aurais dû m’inscrire pour voter au Qatar, je me trouvais en Egypte. J’aurais quand même pu m’enregistrer sur internet, mais le site prévu à cet effet ne fonctionnait pas. J’ai donc laissé passer la date et maintenant, je ne peux plus voter.

Mais il y a une autre raison à mon abstention. Je ne crois pas que cette élection va conduire à un apaisement de la situation. Ce n’est pas l’avenir de l’Egypte qui va se dessiner, mais juste une phase de transition.

swissinfo.ch: Alors quand se dessinera l’avenir de l’Egypte?

E.K.: La révolution du 25 janvier 2011 n’était que le début d’un bouleversement qui va prendre du temps. Je m’attends à une nouvelle révolution dans un an environ.

swissinfo.ch: Et en attendant, quel serait selon vous le meilleur président de transition?

E.K.: Il n’y a pas de candidat idéal, parce que les militaires tirent toutes les ficelles. Je vois deux scénarios possibles pour l’immédiat. Si c’est un candidat de l’ancien régime ou des Frères musulmans qui l’emporte, la prochaine révolution se fera contre le président et contre les militaires. Si c’est un candidat de la révolution qui gagne – ce qui à vrai dire paraît invraisemblable -, et que ce nouveau président se range du côté du peuple, la révolution se tournera contre les militaires. Mais dans tous les cas, il y aura à nouveau une révolution dans une année.

swissinfo.ch: Que pensez-vous de la montée des Frères musulmans?

E.K.: Ils sont un danger pour l’Egypte. Mais depuis quelques mois, l’opinion publique s’est fortement retournée contre eux. Parce qu’ils ont manœuvré avec les militaires et trahi plusieurs fois leurs promesses. Rien n’a encore changé en Egypte, à part le fait qu’Hosni Moubarak n’est plus à Sharm el-Cheikh mais dans un hôpital militaire. Mais l’ancien système prévaut comme avant.

swissinfo.ch: Quelle est l’importance de la nouvelle constitution, qui reste encore à rédiger?

E.K.: Nous sommes à la veille d’une catastrophe constitutionnelle. La société civile avait exigé depuis le départ que l’on rédige d’abord une nouvelle constitution et qu’on ne procède qu’ensuite à l’élection du nouveau président. La junte militaire et les Frères musulmans ont empêché cela, parce qu’ils avaient peur que les forces nouvelles s’entendent immédiatement après la révolution et parviennent à intégrer les exigences des révolutionnaires directement dans la constitution.

Cela signifie que nous avons bien un nouveau parlement, mais qu’il n’a pas de base légale. C’est une situation impossible. La Tunisie a choisi une meilleure voie, parce que là-bas, l’armée ne défend pas ses propres intérêts, comme en Egypte.

swissinfo.ch: Dans les derniers mois, on a vu de plus en plus de plaintes contre les medias libéraux et les créateurs pour diffamation de l’islam. L’Egypte serait-elle menacée de devenir un Etat islamiste?

E.K.: Les salafistes continuent à faire aujourd’hui ce qu’ils ont toujours fait. C’est juste que Moubarak savait les utiliser de manière plus astucieuse que ne le fait la junte militaire. Avant aussi, les salafistes protestaient contre les films ou les livres qu’ils jugeaient contraires à l’islam. Les intellectuels libéraux dénonçaient ces protestations et Moubarak faisait jouer ces deux forces l’une contre l’autre. Aujourd’hui, sous le règne des militaires, les islamistes ont gagné le droit d’agir ouvertement sur la scène politique. Ce qui est contraire à la constitution, parce que ces gens ne respectent pas les règles du jeu démocratique.

swissinfo.ch: Jusqu’à quel point la religion est-elle un problème pour le développement de l’Egypte?

E.K.: Quand on a mal à la tête, on ne devrait pas se contenter d’avaler un Panadol et de passer à l’ordre du jour. Il faut chercher les causes du mal. Et les causes de la forte présence de la religion en Egypte sont à chercher dans la pauvreté très répandue et dans la dictature. Si la situation économique s’améliore, les gens seront davantage prêts à accepter des idées nouvelles et progressistes. Mais il ne faut pas trop en demander d’un coup. On n’exige pas du gâteau alors qu’on n’a même pas encore reçu de pain.

swissinfo.ch: Quel rôle doivent jouer les intellectuels dans ce processus de transformation?

E.K.: Les intellectuels ont les mêmes droits et les mêmes devoirs que tous les autres citoyens. Je me méfie du terme «intellectuel», parce qu’on attend des gens qu’il désigne qu’ils jouent un rôle de leaders ou qu’ils servent de modèles. Or, il y a eu et il y a toujours des intellectuels qui soutiennent le régime et qui deviennent haut fonctionnaire ou ministre. Par exemple, le critique Gaber Asfour, qui écrivait les discours de Suzanne Moubarak, la femme du président et qui a accepté, juste quelques jours avant le retrait de celui-ci, le poste de ministre de la culture.

Et de l’autre côté, vous avez l’écrivain Sonallah Ibrahim, qui a toujours critiqué le régime. Quand le gouvernement a quand même voulu lui décerner un prix de littérature, il l’a refusé de manière ostentatoire. Et il était sur la place Tahrir avec les manifestants contre Moubarak.

swissinfo.ch: Vous vivez aujourd’hui au Qatar. Qu’est-ce qui vous a poussé à quitter l’Egypte?

E.K.: J’ai déménagé à Doha il y a un peu plus d’une année, donc après la révolution. Le jour de l’attaque des chameaux, j’étais sur la place Tahrir au Caire avec mes enfants. Je travaillais pour le journal semi-étatique Al-Akhbar et j’étais co-fondateur de la revue littéraire Akhbar al-Adab. En raison de mes positions critiques, je ne pouvais pas espérer devenir rédacteur en chef. C’est pourquoi j’ai fini par accepter la proposition de diriger un magazine culturel à Doha.

swissinfo.ch: Avez-vous l’espoir de voir la situation en Egypte s’améliorer?

E.K.: Oui, sûrement. Mais cela va prendre une génération. Les jeunes qui ont déclenché la révolution se sont engagés pour leurs idéaux et ils continueront à le faire. Oui, j’ai de l’espoir. Mon rêve, c’est de rentrer un jour en Egypte, d’y tenir un café et de ne plus écrire que des romans.

Journaliste et écrivain, né en 1961 en Egypte, il écrit depuis ses années d’études pour de nombreux journaux égyptiens et arabes. Il est également un des fondateurs de la réputée revue littéraire égyptienne Akhbar al-Adab.

Depuis un peu plus d’un an, il vit dans l’Emirat du Qatar, où il dirige le Magazine culturelAl-Doha. Il continue également d’écrire des chroniques et des commentaires pour les journaux égyptiens Al-Akhbar et Al-Masri al-Youm, et pour le journal arabe Al-Quds al-Arabi.

Parmi ses livres les plus importants, citons La Ville du Plaisir (1997), Chambre avec Vue sur le Nil (2004), Le Gardien (2008) et Une Honte sur deux Rives (2011, reportage littéraire sur les réfugiés qui abordent en Europe par bateau).

Traduction de l’allemand: Marc-André Miserez

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