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«Personne n’est heureux de quitter sa terre natale»

La vie dans un camp de réfugiés au Soudan du Sud, le 16 septembre dernier. Keystone

Eriger des barrières à l’immigration de plus en plus infranchissables en Suisse et en Europe ne fait que précariser la situation des réfugiés et favoriser le trafic des êtres humains. C’est ce que dénonce le prêtre érythréen Mussie Zerai, défenseur infatigable de la cause des migrants.

On le surnomme «l’ange des réfugiés». Mussie Zerai, réfugié en Europe depuis une vingtaine d’années, est une référence pour la diaspora érythréenne de Suisse et du continent. Il reçoit régulièrement des appels de réfugiés perdus au milieu de la mer ou enfermés dans des centres de détention en Libye. Depuis quelques mois, Mussie Zerai est à Fribourg, où il est actif au sein de l’Eglise abyssinienne d’Ethiopie en Suisse.

swissinfo.ch: Commençons par le début: à quel moment une personne décide-t-elle de quitter son pays? S’agit-il d’un choix réfléchi ou d’une réaction à un événement soudain?

Mussie Zerai: Prenons l’exemple de l’Erythrée. Après l’indépendance [1993], on espérait l’émergence d’un Etat de droit démocratique. Pourtant, aujourd’hui, la période de transition du pouvoir militaire n’est pas encore terminée. Il n’y a jamais eu d’élection et il n’y a aucune espèce de liberté. Les citoyens sont esclaves de l’Etat.

Il règne en Erythrée un climat de suspicion mutuelle. Vous ne pouvez faire confiance à personne, pas même dans votre propre foyer. Tous les hommes de moins de 50 ans sont considérés comme des réservistes de l’armée et ne peuvent quitter le pays. Ils sont souvent utilisés comme main-d’œuvre gratuite au service des dirigeants.

Imaginez que vous êtes un jeune à qui l’on a soustrait 15 à 20 années de sa vie pour servir dans l’armée: comment construire son propre futur lorsque l’on n’a jamais eu l’occasion de travailler? Face à l’absence de perspectives et à l’injustice, beaucoup arrivent à la conclusion qu’il vaut mieux mourir en tentant sa chance que mourir à petit feu en Erythrée. C’est ainsi que nait l’idée de fuite.

Fuir, d’accord… mais pour aller où?

Chaque mois, trois mille personnes quittent l’Erythrée pour rejoindre le Soudan ou l’Ethiopie. Ceux qui disposent de 400 à 500 euros peuvent s’en remettre à un passeur, les autres doivent se débrouiller seuls. Ceux qui ne sont pas tués par les gardes-frontières, arrêtés, trahis par les passeurs ou abandonnés sur la route, atterrissent dans un camp de réfugiés.

Là-bas, sous les tentes et le soleil brûlant, débute une longue attente, qui peut parfois s’éterniser durant des années, sans aucune perspective ni futur. Rien qu’au Soudan, on dénombre 200’000 réfugiés érythréens. Il faut payer pour avoir droit aux rations alimentaires et l’insécurité règne dans les camps. Les enlèvements sont quotidiens. Plus le temps passe, plus vous risquez de tomber dans la criminalité, de rejoindre les factions en conflit ou, dans le cas soudanais, d’être embauché par les pirates.

Ceux qui ont des contacts en Europe se font envoyer un peu d’argent pour survivre ou pour poursuivre leur voyage vers la Libye ou l’Egypte.

Quelles sont les conditions de vie des réfugiés qui parviennent à rejoindre l’Afrique du Nord?

Depuis que les Etats européens, en premier lieu l’Italie, ont conclu des accords avec (l’ex-dictateur) Kadhafi pour stopper l’immigration, les militaires libyens procèdent à des arrestations de réfugiés et de migrants en ratissant maison après maison. D’autres sont emprisonnés après avoir été attrapés en Méditerranée. De ce point de vue, il y a une continuité totale entre la nouvelle et l’ancienne Libye.

J’ai recensé au moins 21 centres de détention en Libye, financés en partie par les pays européens. Les conditions de détention y sont abominables. Brimades, tortures, jeunes filles violées et battues sous les yeux de leurs maris, sont monnaie courante. Et puis, il y a le travail forcé, le passage à tabac systématique des personnes qui se rebellent, les discriminations religieuses, le manque de nourriture et d’eau; un enfer auquel n’échappent pas même les enfants.

Parmi ces détenus, certains ont déjà été reconnus par le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR). Leur «faute», c’est d’avoir cherché à fuir la persécution et la famine.

Si on vous comprend bien, l’Europe est donc en partie responsable de ces violations…

Absolument. J’ai dénoncé récemment cette situation à Bruxelles. En Europe, chacun se vante d’avoir freiné l’immigration. Le fait que le flux en provenance de Libye s’est réduit ne signifie toutefois pas qu’il n’y a plus de réfugiés.

Au contraire: ils sont passés entre les mains des trafiquants, qui proposent des itinéraires alternatifs à travers l’Egypte. La situation dans le Sinaï est particulièrement dramatique. D’après les statistiques et les recherches que nous avons menées, des milliers de personnes ont été tuées par l’armée égyptienne ou vendues comme esclaves dans les pays arabes. Beaucoup sont victimes du trafic d’organes.

La Suisse a récemment adopté une série de durcissements dans le droit d’asile. Ce tour de vis réduira certainement les arrivées, mais quel sera l’impact sur les personnes actuellement en fuite?

II est tout d’abord nécessaire de souligner que ce ne sont pas les conditions d’accueil de la Suisse ou d’un pays quelconque qui poussent une personne à fuir, mais bien celles de son propre pays. Tant qu’elles ne s’amélioreront pas, ces personnes continueront à chercher l’asile à l’étranger.

Les réfugiés actuellement sur la route qui ont eu vent des durcissements opérés par la Suisse et d’autres pays européens sont évidemment inquiets. Des portes se ferment, ils doivent donc rester plus longtemps dans les camps de réfugiés ou décider de s’en remettre aux mains des trafiquants.

Dans le cas spécifique de la Suisse, je ne crois pas qu’on puisse réduire le nombre de requérants en rendant le pays moins attractif. Il suffit d’aller voir les conditions d’accueil en Italie, où des milliers de personnes dorment au beau milieu de la rue ou dans des abris de fortune, pour comprendre les raisons qui les poussent à venir en Suisse… Nous agirions tous de la même manière.

Comment alors affronter cette question épineuse de l’asile et des réfugiés en général?

Les personnes doivent être le point de départ de la discussion. Ce sont des êtres humains qui ont la même dignité, les mêmes aspirations et les mêmes droits que nous. La question de l’immigration ne peut être résolue qu’à la racine, en créant un environnement vivable dans les pays d’origine. Ne l’oubliez pas: personne n’est heureux de quitter sa terre natale.

Les pays européens pourraient financer des programmes de réinsertion dans les premiers pays d’accueil, par exemple l’Ethiopie ou le Soudan. Ces pays, déjà extrêmement pauvres, sont contraints d’accueillir des millions de réfugiés. Pourquoi ne pas financer des bourses d’étude ou des projets de microcrédit? Bien sûr, ça ne peut être une solution définitive, mais l’attente sera ainsi moins désespérante.  

Grâce à des initiatives de ce type, moins de personnes devront mettre leur vie en danger en mer ou dans le désert. C’est de cette manière qu’on pourra également combattre le trafic d’êtres humains, et pas seulement par des conventions et des protocoles internationaux.

Né en 1975, Mussie Zurai est originaire d’Asmara, en Erythrée. A 16 ans, il présente une demande d’asile en Italie.

Il étudie à Rome et occupe divers emplois avant de commencer à donner un coup de main aux migrants de la Corne de l’Afrique qui débarquent dans la Péninsule.

Avec quelques amis, il fonde en 2006 l’agence Habeshia, dont le but est de soutenir les migrants et les réfugiés et de favoriser leur intégration sur le territoire national.

Ordonné prêtre en 2010, il devient la voix de milliers de personnes qui fuient leur pays, dénonçant auprès des autorités et des organisations internationales les violations dont elles sont victimes.

Son témoignage est un élément central de l’enquête ouverte par le Conseil de l’Europe (et dirigée par le parlementaire hollandais Tineke Strik), suite au décès de 63 migrants laissés à la dérive au milieu de la Méditerranée en mars 2011.

L’histoire est racontée dans le documentaire Mare deserto des journalistes de la Radio-télévision suisse italienne (RSI) Emiliano Bos et Paul Nicol, lauréats du prix «Illaria Alpi».

Cette année, Mussie Zerai a fait partie des candidats au Prix Nansen pour les réfugiés, décerné par le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés.

L’an dernier, 441’300 demandes d’asile ont été enregistrées dans le monde (368’000 en 2010), estime le Haut-commissariat des Nations unies pour les réfugiés dans un rapport publié au mois de mars et qui prend en compte 44 pays d’Europe, d’Amérique du Nord, d’Océanie et d’Asie.

La hausse la plus marquée a été observée dans le sud de l’Europe, où les demandes ont cru de 87% à 66’800.

En Suisse, on a dénombré 22’551 demandes d’asile (22’260 au cours des neuf premiers mois de 2012). Les principaux pays de provenance des requérants sont l’Erythrée, le Nigeria et la Tunisie.

L’agence onusienne note que le nombre total de demandes reste bien en-deçà de la population de Dadaab, le plus grand camp de réfugiés au monde, au Kenya, qui héberge dans des conditions précaires des centaines de milliers de personnes fuyant la Somalie.

(Traduction de l’italien: Samuel Jaberg)

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