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«Notre souveraineté n’est pas mise sous pression»

Pour Yves Rossier, être diplomate, c'est avant tout être clair et précis. Keystone

La Suisse et l’UE se confrontent depuis des années sur la nature de leurs relations bilatérales. Le Conseil fédéral veut poser cette année encore les jalons de nouvelles discussions sur la question institutionnelle. Les explications du secrétaire d’Etat Yves Rossier, interrogé par swissinfo.ch.

Un des principaux thèmes déchaînant les passions politiques depuis plusieurs mois en Suisse porte sur la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), qui serait amenée à trancher les litiges entre les deux partenaires.

Selon Yves Rossier, le numéro deux du Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), la Suisse conservera sa liberté d’action même en cas de décision négative de la Cour. Mais elle devra en accepter les conséquences.

swissinfo.ch: Dans les médias, vous avez la réputation d’être un diplomate non conventionnel, qui exprime directement et ouvertement son avis. Vous voyez-vous également ainsi?

Yves Rossier: Non, en fait. En ce qui concerne les activités diplomatiques, vous devriez poser la question à mes partenaires de négociations à l’étranger. Un diplomate britannique, Harold Nicolson, a dit, une fois, que les qualités les plus importantes du travail diplomatique sont la clarté et la précision. Ces qualités sont aussi très appréciées.

L’image du diplomate soigneusement vêtu et mangeant un morceau de chocolat avec le bout des doigts est une représentation quelque peu faussée venant du passé.

Le quotidien d’un diplomate ne ressemble pas du tout à cela. Il est fait d’innombrables discussions et de travaux exploratoires pour trouver des solutions. La clarté et la précision sont assurément très utiles à ce travail.

swissinfo.ch: Vous occupez votre poste de secrétaire d’Etat au DFAE depuis une année et demie. L’image de la Suisse à l’étranger vous a-t-elle surpris?

Y.R.: Il n’y a pas eu de surprises en tant que telles. La Suisse continue à jouir d’une bonne réputation. Mais nous sommes des champions lorsqu’il s’agit de nous rapetisser et d’énumérer nos erreurs.

Le fait que nous ayons bonne réputation à l’étranger n’est pas dû au hasard. La qualité de nos entreprises et l’excellence de notre travail d’aide au développement y ont contribué. Nous faisons partie des pays qui sont visibles dans le monde et ne se font pas représenter par des organisations internationales. 

La qualité de notre système de formation et de notre système politique fait aussi partie de nos atouts, même si le processus politique suisse n’est pas toujours connu avec exactitude. Mes partenaires ont toujours montré de l’intérêt pour le système politique.

Mais j’ai aussi dû lutter contre un cliché qui, même s’il n’est pas toujours propagé sérieusement, revient régulièrement: la Suisse hébergerait des réfugiés fiscaux et une grande quantité d’argent illégal. Notre tâche est aussi de corriger ce genre de présupposés erronés.

Les relations entre Berne et Bruxelles sont compliquées. Alors que la Suisse veut poursuivre sur la voie bilatérale, beaucoup dans l’Union européenne sont d’avis qu’elle n’est plus praticable. L’Union européenne (UE) aimerait que la Suisse reprenne plus rapidement les développements du droit communautaire. Mais la Suisse, de son côté, veut éviter toute reprise automatique.

Cependant, les deux partenaires veulent négocier une voie commune. En août dernier, le gouvernement suisse a adopté un projet de mandat de négociation en vue d’un accord institutionnel avec l’UE. Celui-ci prévoit qu’en cas de divergence sur l’interprétation du droit communautaire dans le cadre des accords bilatéraux, les partis puissent se tourner vers la Cour européenne de justice, à Luxembourg, pour obtenir un avis de droit non contraignant. Un comité Suisse-UE resterait compétent pour trouver une solution de compromis en se basant sur cet avis. La Confédération ne veut en aucun cas renoncer à sa souveraineté.

L’opposition au projet vient principalement de l’Union démocratique du centre (UDC / droite conservatrice), qui est en général hostile à des négociations avec l’UE. Les critiques émanent cependant aussi des socialistes qui craignent pour l’avenir des mesures d’accompagnement (anti-dumping salarial), au détriment des travailleurs. Pour Bruxelles, certaines de ces mesures sont discriminatoires et sont la preuve que la Suisse n’applique et n’interprète pas le droit communautaire de la même manière que les Etats membres de l’UE.

Aucune date n’est encore fixée pour des nouvelles rencontres entre représentants de la Suisse et de l’UE. Mais on s’attend à ce qu’elles commencent au début de l’année prochaine.

swissinfo.ch: Le Conseil fédéral est prêt à négocier avec l’UE à propos de questions institutionnelles. La liberté, l’indépendance et la souveraineté sont des valeurs profondément ancrées dans la population suisse. Le premier parti du pays rejette l’idée de négociations. Pourquoi le Conseil fédéral veut-il aborder ces questions avec l’UE?

Y.R.: Tout d’abord, nous ne négocierons pas sur notre souveraineté. La souveraineté, cela veut dire que nous faisons ce que nous estimons être juste pour nous. C’est notre pain quotidien. Mais la situation avec l’UE est différente. L’UE a construit un marché qui fonctionne. La question qui se pose est la suivante: voulons-nous rester à l’extérieur ou voulons-nous essayer de ne pas en être exclus? C’est une décision souveraine.

Décider de rester à l’extérieur aura un coût, surtout économique. Etre souverain, cela ne veut pas dire que je fais ce que je veux et que cela n’a aucune conséquence.

Notre souveraineté ne subit aucune pression, même si c’est ainsi que la chose est présentée en Suisse, pour différentes raisons. Nous pouvons par exemple résilier les accords de libre circulation des personnes quand nous le voulons, mais avec les conséquences que cela entraînera. Je suis convaincu que cela n’est pas dans notre intérêt.

swissinfo.ch: L’Union européenne est notre plus important partenaire commercial…

Y.R.: L’intérêt que nous avons pour l’Union européenne n’est pas uniquement de nature économique. Mais c’est vrai: nous faisons autant d’affaires avec la Lombardie qu’avec la Chine, autant avec la Bavière qu’avec le Japon et davantage avec le Bade-Wurtemberg qu’avec les Etats-Unis.

Mais ce n’est pas seulement une question de libre-échange. Les décisions de l’UE et de ses Etats membres sont, de facto, des décisions politiques. Elles concernent la politique environnementale, la politique sociale ou la politique de l’éducation et nous concernent directement.

D’un point de vue économique, les échanges se montent à un milliard de franc par jour ouvrable. La composante humaine est que 1,2 million d’Européens habitent en Suisse. La Suisse contribue donc pour une grande partie à la mobilité à l’intérieur de l’Europe: 10% de la mobilité européenne concerne la Suisse. Les pendulaires venant chaque jour travailler en Suisse forment un quart de tous les pendulaires européens.

swissinfo.ch: Votre position est d’être entre la politique intérieure, qui exige de «lâcher» le moins possible envers l’UE, et cette dernière, qui souhaite un accord cadre et la reprise automatique du droit européen par la Suisse. Quelle est votre marge de manœuvre?

Y.R.: L’UE n’exige rien de nous. Elle dit seulement que nous pouvons continuer à participer au marché commun si nous acceptons certaines conditions.

Le seul secteur où l’Union exerce véritablement des pressions est la fiscalité. Le vent a, dans ce domaine, tourné. Ici aussi, nous pourrions dire «non merci». Mais cela aura des conséquences. En ce qui concerne le marché commun, l’attitude a toujours été, depuis le début, que les accords bilatéraux ne doivent pas être remis en question et que si nous voulons de nouveaux accès au marché, il est nécessaire de discuter des conditions d’accès. C’est ce que nous ferons. Mais si nous ne le voulons pas, personne ne nous oblige à le faire.

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swissinfo.ch: Mais le Conseil fédéral a déjà décidé de prendre cette voie.

Y.R.: Oui, c’est une décision souveraine et stratégique. Le Conseil fédéral est convaincu que le fossé augmentera si nous ne faisons rien et qu’à un certain moment, le prix économique sera très élevé. Si on commence à négocier lorsqu’on est déjà en position délicate, les négociations sont beaucoup plus difficiles. Aujourd’hui, nous nous trouvons encore dans une position relativement confortable. Nous pouvons négocier d’égal à égal avec nos partenaires.

swissinfo.ch: La question la plus débattue est celle des juges qui seraient appelés à trancher en cas de conflit avec l’UE. Le Conseil fédéral a choisi, en l’état actuel, l’option de la Cour européenne. Quelles seront les conséquences?

Y.R.: Je tiens d’abord à préciser que les conflits feront l’objet d’une décision politique, dans un organe mixte composé de représentants de l’UE et de la Suisse. En cas de questions de principe sur le droit à appliquer, la Cour européenne sera saisie. La CJUE est la seule instance habilitée à se prononcer. Elle a une compétence supérieure d’interprétation, comme le Tribunal fédéral en Suisse.

Nous reprenons le droit européen en ce qui concerne l’accord sur l’accès aux marchés car il s’agit de garantir les mêmes conditions à tous les acteurs. L’égalité de traitement est le principe de base de l’accès au marché. L’échange de marchandises par-delà les frontières doit être aussi transparent et libre que possible. Les règles d’accès au marché sont décidées par l’UE, nulle part ailleurs. Soit nous les reprenons et nous jouissons de l’égalité de traitement, soit nous ne les reprenons pas.

En cas de conflit, le seul tribunal qui a la compétence de trancher sur le droit européen doit s’activer et trancher. La question de la manière de régler le conflit politiquement est ensuite confiée, à nouveau, à un organe mixte. Ce n’est en aucun cas une procédure visant à juger la Suisse. Mais bien sûr, tout verdict aura des effets. Nous aurons toujours la marge de manœuvre, si c’est politiquement nécessaire, de ne pas suivre l’interprétation de la Cour. Mais nous devrons alors en accepter les conséquences.

swissinfo.ch: Les experts en droit ont des avis divergents sur les compétences et sur l’interprétation des verdicts de la CJUE. Comment expliquez-vous ces divergences?

Y.R.: C’est souvent le cas. Nous avons esquissé les contours d’une solution. En ce moment, nous élaborons le contenu du mandat de négociations. A la fin des négociations, une solution sera sur la table. A ce moment-là, nous pourrons débattre du résultat. Mais le faire maintenant, alors que le projet n’est pas encore clair, est difficile. Les experts juridiques ne connaissent pas le résultat des négociations, pas plus que le mandat, qui doit encore être adopté.

swissinfo.ch: Le président de la commission européenne, José Manuel Barroso, passe pour un ami de la Suisse. Il quittera ses fonctions en automne 2014. Y aura-t-il des conséquences pour la Suisse?

Y.R.: Il y aura aussi, en 2014, les élections européennes. Il sera vraisemblablement plus avantageux de conclure les négociations avant l’entrée en fonction de la nouvelle Commission. Car, face à de nouveaux membres, nous devrions nous expliquer à nouveau et perdrions du temps.

swissinfo.ch: Quelles sont les répercussions du rapt et de l’exécution de deux journalistes français, début novembre à Kidal, pour les activités suisses au Mali?

Yves Rossier: Cet événement n’a aucun impact direct sur les activités de la Suisse dans ce pays. L’engagement suisse au Mali est diversifié. Nous y sommes présents depuis plusieurs années dans les domaines de l’aide humanitaire, de l’aide au développement et de la politique paix, principalement dans le nord du pays. Nous soutenons notamment la population locale déplacée en raison du conflit interne.

Nous avons continué notre activité de développement au Mali également durant le récent conflit entre le gouvernement et les séparatistes du nord. Nous sommes restés dans la capitale Bamako, une présence toujours très appréciée.

Nous faisons partie du Comité international d’évaluation et de contrôle qui surveille le respect du traité de paix d’Ouagadougou. Ce dernier stipule que le nord, après le cessez-le-feu du mois de juin, est intégré politiquement et économiquement au pays.

C’est une tâche importante et d’un grand intérêt international. Le comité doit assurer que la solution trouvée sera respectés sur le long terme. Cet engagement doit éviter l’apparition de nouvelles révoltes.

swisssinfo.ch: Pourquoi le choix du représentant de la Suisse au sein du Comité international d’évaluation et de contrôle s’est-il porté sur le sénateur Didier Berberat?

Yves Rossier: Les raisons de ce choix sont multiples. La personnalité qui a été désignée devait bien connaître l’Afrique occidentale, ce qui est le cas de Didier Berberat. De plus, celui-ci a une grande expérience professionnelle et de vie. Le vécu d’une personne mûre est très important en Afrique. Par ailleurs, en tant que sénateur, Didier Berberat  dispose d’un réseau très fourni au niveau international et au sein de la francophonie. Bref, il est chez lui dans cette partie du monde et connaît les personnes importantes.

(Traduction de l’allemand: Ariane Gigon)

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