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Slimane Benaïssa, feu sur la discrimination

Pour Slimane Benaïssa, le racisme est l'effet de la colonisation. AFP

Etabli en France, connu du public genevois pour ses pièces de théâtre, le romancier, dramaturge et comédien algérien Slimane Benaïssa se prête au jeu de l'entretien à l'heure où s'ouvre à Genève la Conférence d'examen de Durban sur le racisme.

C’est une histoire d’amour et de mort en terre natale, et elle commence par l’Algérie où Slimane Benaïssa est né et a grandi. Où sa vie fut également menacée par les caciques du pouvoir. Se taire, ce n’était pas son affaire à lui l’écrivain engagé conscient de ses responsabilités intellectuelles dans un pays où «la société civile n’existe pas», dit-il aujourd’hui.

En 1993, Slimane Benaïssa s’exile en France où il continue à aimer l’Algérie malgré ou en raison des fissures que l’exil a ouvertes en lui. Son œuvre théâtrale et romanesque ne cesse d’en témoigner, revenant, toujours avec humour, sur ses «mémoires à la dérive». Ménageant aussi des espaces de réflexion sur le déséquilibre que peuvent susciter la discrimination et l’intolérance.

Le public romand, et surtout genevois, connaît bien cet écrivain, metteur en scène et comédien, invité régulièrement au Théâtre Saint-Gervais (Genève) où il a présenté bon nombre de ses pièces («Les fils de l’amertume», «Prophètes sans Dieu», «Confessions d’un musulman de mauvaise foi»…).

Français d’adoption, Benaïssa, homme de double culture, connaît bien l’Orient et l’Occident. Sa pensée plonge au cœur d’un monde où, paradoxalement, les nationalismes s’exacerbent alors que les frontières s’effacent.

Aussi, un entretien avec lui nous semble-t-il approprié à l’heure où Genève accueille (du 20 au 24 avril) la Conférence d’examen de Durban, convoquée par les Nations-Unies. Il s’agit là de la deuxième édition de la Conférence mondiale contre le racisme qui s’était tenue en 2001 à Durban, en Afrique du Sud et qui s’était soldée par un fiasco: débat houleux sur la question palestinienne, départ précipité d’Israël et des Etats-Unis.

swissinfo: Les identités se diluent aujourd’hui dans le grand brassage planétaire, mais la violence raciste n’a pas pour autant disparu. Qu’est-ce qui la provoque, selon vous?

Slimane Benaïssa: Je ne vous surprendrai pas en vous disant qu’elle est l’effet de la colonisation. Prenons l’exemple de la France. Les erreurs faites dans les banlieues sont la transcription exacte de celles commises dans les pays colonisés. En matière de discrimination, d’intolérance, les immigrés d’aujourd’hui souffrent les mêmes frustrations que les indigènes d’autrefois. Certaines politiques d’intégration ont montré leurs limites. Je pense que l’ONU devrait faire l’immense effort de réussir là où bon nombre de ses Etats membres ont échoué.

swissinfo: La première édition de la Conférence mondiale contre le racisme, qui s’est tenue du 31 août au 7 septembre 2001 à Durban, s’est soldée par un fiasco. Croyez-vous que l’ONU réussira cette deuxième édition de la Conférence à Genève?

S.B.: Le problème reste posé, surtout après ce qui s’est passé à Gaza cet hiver. Il faut préciser que chez les musulmans. le racisme est très religieux. Je m’explique. La répression politique que mène Israël contre le peuple palestinien ressemble à de l’esclavagisme. C’est du moins la conviction des Arabes. Pour ces derniers, les Palestiniens sont devenus, au fil du temps, la propriété de l’Etat hébreu, ils en sont les esclaves.

Or l’Islam recommande la libération des esclaves. Les musulmans qui ne voient pas venir cette libération se sentent donc humiliés dans leur foi bien plus que dans leurs croyances politiques. Tous les ennuis viennent de là. Vous dire si l’ONU parviendra à y apporter une solution m’est difficile. Tout ce que je sais, c’est que pour trouver une réponse à tout problème identitaire il faut laisser de côté la religion.

swissinfo: Vous vivez en France depuis une quinzaine d’années, vous vous déplacez beaucoup en Suisse, en Belgique, au Québec où vos pièces sont régulièrement jouées. Avez-vous le sentiment que votre écriture aide à comprendre l’autre?

S.B.: Je suis très fier de vous avouer que partout dans l’espace francophone mes spectacles sont accueillis avec beaucoup de chaleur. Mais à l’issue de chaque représentation, j’ai systématiquement droit à cette question lancinante et douloureuse: «Etes-vous le seul à réfléchir comme vous le faites, ou peut-on espérer trouver d’autres Arabes qui pensent comme vous?»

swissinfo: Et qu’est-ce que vous répondez?

S.B.: Je réponds qu’il y a beaucoup de gens qui viennent d’un pays policier comme le mien, qui portent la même religion que la mienne, la même histoire aussi, et qui arrivent à communiquer, à trouver leur «complice» intellectuel.

swissinfo: Qui est ce «Noir-Hamlet», héros de votre pièce éponyme publiée il y a 7 ans?

S.B.: C’est moi. Je suis cet acteur Noir qui cherche à jouer Hamlet. Un rôle qu’on me refuse sous le prétexte qu’il n’est pas écrit pour un homme de couleur. Je m’en étonne: pourquoi m’interdit-on Hamlet alors que les Blancs peuvent incarner Othello, le More de Venise? La pièce consiste donc à démonter les mécanismes du racisme.

Mon Hamlet est auditionné par un metteur en scène qui le remballe et lui oppose un raisonnement déformé par un tas de préjugés raciaux. Un tête-à-tête absurde en somme, avec, d’un côté le bon sens populaire du Noir-Hamlet et de l’autre, la structure mentale du metteur en scène qui cache sa vraie pensée derrière un discours sophistiqué.

Pour autant, cette histoire ne brandit aucune morale. Elle tente de défaire, de manière ludique, les rouages de la discrimination raciale. C’est aux Nations-Unies, qui disposent de moyens d’observation très affinés, de nous dire pourquoi le racisme gagne encore du terrain aujourd’hui. A cet égard, le rôle de l’ONU est scientifique. Quant au mien, il est plutôt de l’ordre de l’intuition. Les écrivains et les artistes ne peuvent que prévenir. Leurs armes, ce sont les mots…

swissinfo: … parfois plus efficaces que les belles paroles des Nations-Unies, n’est-ce pas?

S.B.: Il est vrai que ces Nations sont plutôt unies par des consensus. Rares sont les cas où elles ont fait appliquer leurs résolutions. Mais bon, elles n’en demeurent pas moins indispensables. Peut-être viendra-t-il ce jour où l’ONU trouvera ses hommes, ceux qui savant soulever les bonnes questions et trouver les bonnes réponses. Ceci dit, ce n’est pas pare qu’une institution marche mal qu’il faut la condamner.

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Quoi. La Conférence d’examen de Durban, convoquée par les Nations-Unies du 20 au 24 avril à Genève, a pour but d’évaluer la mise en œuvre des mesures adoptées en 2001 à Durban (Afrique du Sud), lors de la première édition de la Conférence.

Refus. Les Etats-Unis ont décidé de boycotter la conférence jugeant «contestable» la formulation du document final préparé pour cette réunion, a annoncé samedi le département d’Etat américain. Comme le Canada, l’Australie boycottera la conférence, redoutant que Durban II ne se transforme en tribune antisémite. Autres absents, les Pays-Bas estiment «inacceptable» le projet de déclaration finale. La Grande-Bretagne sera présente par contre.

Dénonciation. Pour sa part, Israël a dénoncé la rencontre prévue dimanche soir à Genève avant la conférence entre le président de la Confédération Hans-Rudolf Merz et le président iranien Mahmoud Ahmadinejad. Israël assimile la conférence à un «spectacle cynique manipulé par l’axe Iran-Libye-Pakistan».

Dramaturge, romancier, acteur et metteur en scène, Slimane Benaïssa est né à Guelma, dans l’Est algérien. Après une vingtaine d’années de théâtre pratiqué en arabe, dans son pays natal, il s’exile en France en 1993.

Son écriture aborde les problèmes liés aux préjugés, au sexisme et au racisme. Sa pièce «Au-delà du voile», d’abord créée à Alger, le révèle au public français lors de son accueil à Limoges, dans le cadre du Festival international des Francophonies.

Mais c’est surtout «Les fils de l’amertume» qui lui vaut sa renommée d’aujourd’hui. Créé au Festival d’Avignon en 1996, la pièce est présentée ensuite à Paris et à Genève.

D’autres suivront comme «Prophètes sans Dieu», et Confessions d’un musulman de mauvaise foi», textes regorgeant d’audace comique sur les croyances religieuses. Lauréat du Grand Prix Francophone de la SACD en 1993, il bénéficie de plusieurs bourses et résidences d’écriture.

Sollicité également par le cinéma, il a été membre du jury du Festival du Film sur les Droits Humains (FIFDH) qui s’est tenu à Genève en mars dernier.

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