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Un haut responsable de l’OMS sous enquête de la justice italienne

siège de l OMS
A Genève, le siège de l’Organisation mondiale de la Santé. L’indépendance et la transparence de l’OMS sont une nouvelle fois mises en question. Keystone / Martial Trezzini

Ex-directeur général adjoint de l’Organisation mondiale de la santé, Ranieri Guerra est toujours conseiller spécial du directeur général de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus. Il est accusé par le parquet de Bergame d’avoir menti. La nouvelle provoque une onde de choc en Italie et à Genève.

C’est une bombe à fragmentation qui a déjà de fortes répercussions aussi bien à Genève qu’en Italie. Ranieri Guerra, qui fut encore voici peu l’un des 11 directeurs généraux adjoints de l’Organisation mondiale de la santé et qui demeure un conseiller spécial du patron de l’institution, Tedros Adhanom Ghebreyesus, est sous enquête du parquet de Bergame. Celle-ci s’inscrit dans le cadre de la pandémie de Covid-19 qui a décimé cette région du nord de l’Italie lors de la première vague du SARS-CoV-2.

Connivence entre Rome et l’OMS

Dans une commission rogatoire du parquet de Bergame que Le Temps s’est procurée, Ranieri Guerra est accusé d’avoir menti à la justice. La demande d’aide judiciaire des procureurs bergamasques a été remise à l’OMS le 8 mars 2021. Elle arrive à un moment critique – l’OMS a déjà fait l’objet de sévères réprimandes internationales quant à son manque d’indépendance vis-à-vis de la Chine. Elle met à jour une connivence entre Rome et l’OMS pour camoufler le degré d’impréparation de la Péninsule. Peu avant la publication du rapport, le gouvernement italien venait de verser une contribution volontaire de 10 millions de dollars à l’OMS.

L’affaire remonte à l’année dernière. Onze scientifiques européens sous la direction du chercheur italien Francesco Zambon du bureau régional de l’OMS à Venise ont publié le 13 mai 2020 un rapport intitulé «Un défi sans précédent, la première réponse de l’Italie au Covid-19». Vingt-quatre heures plus tard, l’OMS l’avait retiré de la circulation alors qu’il aurait pu être très utile à d’autres pays non encore touchés par la pandémie. Le geste est vite apparu comme de la censure. Le rapport de 102 pages mettait surtout en évidence le plan obsolète de préparation de l’Italie à la pandémie. Celui-ci datait de 2006 et fut «copié-collé» année après année. Or, de 2014 à 2017, Ranieri Guerra était directeur du Département de la prévention au Ministère italien de la santé et directement responsable de la préparation à une future pandémie.

A en croire la justice italienne, Guerra a joué un rôle majeur pour censurer le rapport. Il a exercé tout d’abord des pressions sur le chercheur Francesco Zambon pour qu’il falsifie le document, ce que ce dernier a refusé de faire. L’OMS a nié toute censure, arguant que le document contenait plusieurs imprécisions factuelles. Elle continue à ce jour de recourir au même argumentaire: «Le rapport «Un défi sans précédent» était un document régional publié prématurément par le bureau régional Europe de l’OMS (Euro). Les données et informations contenues dans le rapport n’avaient pas été vérifiées et contenaient des imprécisions et incohérences. Il n’aurait pas dû être publié et a été retiré par le bureau régional Europe.»

Mensonges de Guerra

Or la commission rogatoire met en pièces plusieurs déclarations faites devant le parquet de Bergame par Ranieri Guerra, à qui l’OMS avait recommandé de ne pas témoigner mais qui s’était décidé à le faire à titre purement personnel. Le responsable a déclaré que le rapport incriminé n’avait pas encore obtenu le feu vert de toutes les instances de l’OMS. Un fait démenti par les procureurs, qui relèvent que le document avait été approuvé le 7 mai 2020 par Catherine Smallwood, responsable des situations d’urgence au bureau Europe de l’OMS à Copenhague, le 8 mai par la doctoresse Dorit Nitzan supérieure hiérarchique directe de Zambon, également du bureau de Copenhague, et le 11 mai par la scientifique en chef de l’OMS à Genève, Soumya Swaminathan. La commission rogatoire est affirmative: «Guerra s’est attelé personnellement au retrait du document du site de l’OMS.»

L’an dernier, Ranieri Guerra avait vivement reproché à Francesco Zambon de n’avoir pas averti le gouvernement italien de la publication du rapport, fâchant certaines personnes au Ministère de la santé. Or il n’incombait pas au chercheur de le faire. A cet égard, un échange sur WhatsApp – qui a fuité – entre Guerra et Silvio Brusaferro, chef de l’Institut supérieur italien de santé publique, est éclairant.

Il montre que Ranieri Guerra était en étroit contact avec le gouvernement italien et que l’objectif était d’étouffer le rapport. Dans un chat datant du 14 mai 2020, il écrit: «J’ai été brutal avec les cons du document de Venise. J’ai envoyé mes profondes excuses au ministre […]. A la fin, je suis allé chez Tedros et j’ai fait retirer le document.» Ranieri Guerra ajoute: «J’espère aussi faire tomber quelques têtes incorrigibles.» Quand il parle des «cons» de Venise, à savoir les scientifiques, le conseiller spécial de l’OMS estime qu’ils ont sapé les efforts qu’il avait consentis pour rétablir la confiance érodée entre l’OMS et Rome et «mis en danger une discussion très sérieuse entamée dans la perspective du G20 et d’une relation spéciale entre Tedros et l’Italie. Si j’étais ministre, surenchérit-il, je les enverrais tous en enfer.»

L’affaire fait beaucoup de bruit en Italie où le ministre de la Santé, Roberto Speranza, pourrait être sur un siège éjectable. Ranieri Guerra était en contact étroit avec son chef de cabinet, Goffredo Zaccardi. Il le révèle dans un chat à Brusaferro: «Veux-tu que je commence à parler de l’hypothèse de révision du rapport des ânes de Venise?»

Quel a été le rôle de Tedros?

A Genève, le cas Guerra pose des questions sur le rôle du patron de l’OMS. A l’agence AP, l’organisation relève que le docteur Tedros n’était pas «impliqué dans le retrait du rapport et que toutes les décisions à ce propos ont été prises à Copenhague». Au vu des déclarations de Guerra, le doute est permis. L’affaire risque d’alimenter un débat houleux sur l’indépendance et la transparence de l’OMS lors de la future Assemblée mondiale de la santé de mai prochain.

Le lanceur d’alerte Francesco Zambon a démissionné de l’OMS le 11 avril. Isolé. Ostracisé. Il a engagé une procédure juridique au sein de l’OMS. Epidémiologiste dévoué, il a travaillé des années pour l’OMS, notamment à Moscou. Aujourd’hui, il le confie au Temps: «L’enjeu désormais n’est plus le rapport. Ce n’est plus un conflit entre deux personnes. L’enjeu, c’est l’OMS, une organisation dont le monde a besoin. C’est son indépendance vis-à-vis de ses Etats membres. Car si un rapport tel que le nôtre doit être révisé parce qu’il incommode un gouvernement, en l’occurrence italien, imaginez ce qu’il en est avec la Chine.» L’enjeu est aussi humain. Selon le rapport d’un ex-général italien Pier Paolo Lunelli, une meilleure préparation de l’Italie aurait permis de sauver au moins 10 000 vies lors de la première vague.

Cet article est originellement paruLien externe ce 13 avril dans le quotidien Le Temps.

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