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Un procès exemplaire mais non exhaustif

35 ans de prison pour l’ancien tortionnaire Duch. Et les autres ? Keystone

Après Duch, responsable d’un centre de torture, le tribunal spécial pour les Khmers rouges doit juger dans quelques mois quatre hauts responsables du régime de Pol Pot. Accusé d’ingérence, le gouvernement cambodgien donne sa version des faits à swissinfo.ch.

De retour de Phnom Penh, l’avocat genevois Alain Werner salue le verdict prononcé à l’encontre de Kaing Gech Eav, alias Duch. L’ancien dirigeant de la prison de Tuol Sleng (S21) a écopé lundi de 35 ans de prison pour avoir orchestré la torture et l’exécution d’au moins 12’000 personnes (probablement 16 à 22’000, selon l’historien américain David Chandler) durant les 44 mois de terreur infligée au Cambodge par les Khmers rouges entre 1975 et 1979.

Représentant 38 parties civiles (victimes) sur 93, Alain Werner n’exclut pourtant pas de faire appel. «C’est la première fois que des parties civiles participent à un tel procès de la justice internationale. Et ce, contrairement aux tribunaux pour l’ex-Yougoslavie, le Rwanda et la Sierra Leone», rappelle l’avocat suisse basé à Londres.

Parties civiles canalisées

«Mais lors de l’énoncé du verdict ce lundi, plus de 20 victimes se sont vues refuser le statut de partie civile. C’est très douloureux et insultant pour nos clients qui ont participé à toute la procédure pendant trois ans», s’indigne Alain Werner.

Même s’il n’y participera pas, l’avocat a aussi en tête le deuxième procès que mèneront les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC, l’appellation officielle de ce tribunal hybride composé de Cambodgiens et d’internationaux, résultat d’une négociation entre l’ONU et le gouvernement du Cambodge). Un procès qui pourrait démarrer à la fin de l’année ou début 2011 avec, sur le banc des accusés, quatre hauts-responsables du régime khmer rouge, à savoir Nuon Chea, adjoint du leader Pol Pot; Ieng Sary, ministre des Affaires étrangères des khmers rouges, sa femme Ieng Thirith, ministre des Affaires sociales et Khieu Samphan, chef d’État du Kampuchéa démocratique, l’appellation officielle du pays sous les khmers rouges.

« Dans le deuxième procès, les victimes et leurs avocats – on parle actuellement de huit groupes de victimes – devront se référer aux deux avocats, l’un cambodgien, l’autre international désignés par la cour », précise Alain Werner, qui peut néanmoins comprendre que la cour cherche à canaliser les parties civiles (4000 victimes ont déjà déposé leur dossier auprès de la cour). Et ce pour éviter le chaos.

Ingérence gouvernementales

A l’instar d’Amnesty International et de Human Rights Watch (mais pas des ONG cambodgiennes de défense des droits de l’homme), Alain Werner relève aussi les entorses à la séparation des pouvoirs de la part du gouvernement cambodgien.

«Les interférences ont été absolument manifestes, assure l’avocat. Mais on ne peut pas dire qu’elles aient influencé ce premier procès et son verdict. Le véritable test sera le deuxième procès. C’est là où l’on verra si l’interférence politique a réussi ou non.»

Dans un communiqué, Human Rights Watch précise la nature de ces interventions gouvernementales: «Alors que la chambre préliminaire avait jugé en août 2009 que de nouveaux dossiers pourraient être présentés, le Premier ministre Hun Sen ainsi que d’autres hauts responsables ont fait de nombreuses déclarations (…) dans lesquels ils soutenaient que le tribunal ne poursuivrait pas d’autres détenus que les cinq suspects alors en détention.»

Consultant pour le gouvernement du Cambodge sur les questions de frontières avec le Vietnam et la Thaïlande (un problème épineux), le belge Marc Raoul Jennar confirme partiellement depuis Phnom Penh: «Il est vrai que le Premier ministre considère que l’accord passé avec l’ONU ne porte que sur la liste actuelle des personnes inculpées. Hun Sen estime que ça ne doit pas aller au-delà.»

Et ce grand connaisseur du Cambodge d’ajouter: «Le Premier ministre affirme parfois cette volonté de manière outrancière, ce qui peut donner l’impression qu’il est hostile à ce tribunal et qu’il s’ingère. Hun Sen estime, lui, qu’il a assuré la pacification du pays, ce que ni les Vietnamiens, ni Sihanouk, ni l’ONU n’ont réussi à faire. En effet, le Premier ministre ne veut pas que cette politique soit remise en question par l’arrestation de cadres khmers rouges qui assurent la paix dans les anciennes zones khmers rouges.»

Concilier deux exigences

De fait, cette tension entre politique de réconciliation nationale et exigence de justice se pose à chaque fois que la justice internationale intervient. Dans l’esprit du gouvernement cambodgien, la solution actuelle (cinq personnes jugées en tout) permet de concilier les deux exigences.

Joint à Phnom Penh, le ministre de l’information précise: «Dans tous les autres pays, la justice internationale [les tribunaux pénaux internationaux pour crime de guerre, ndlr] a été le fait des vainqueurs ou des étrangers. Ce tribunal, lui, est une idée mise sur pied par le gouvernement cambodgien.»

Et Khieu Kanharith de rappeler: «Pendant les négociations de paix au Cambodge à la fin des années 80, les Occidentaux ont fait pression pour que le mot génocide ne soit pas employé.»

«Quand en 1997 nous avons demandé au Secrétaire général de l’ONU la mixité du tribunal pour juger les khmers rouges, il a fallu des années pour avoir une réponse, poursuit Khieu Kanharith. Tout le monde a attendu que notre gouvernement démantèle militairement et politiquement les khmers rouges [achevé en janvier 1999, ndlr]. On a perdu 10 ans.»

Et le ministre de demander: «Pourquoi avons-nous voulu ce tribunal ? Ce n’est pas par esprit de vengeance ou de revanche. Nous voulons que les nouvelles générations n’oublient pas que l’on ne peut pas tuer ses semblables au nom d’une idéologie. Il s’agit aussi pour nous de remplir une page d’histoire.»

Le fruit, l’arbre et son terreau

De fait, de nombreux cadres khmers rouges (ils étaient entre 40’000 et 70’000, selon Marc-Raoul Jennar) continueront de vivre en liberté. Et ce, même s’ils sont couvert du sang des quelques 2 millions de victimes de la terreur polpotiste.

Ce procès a pourtant atteint un premier objectif inestimable: la libération de la parole chez les survivants des khmers rouges (environ 4 millions à la chute du Kampuchéa démocratique) et leurs descendants. Un processus qui ne fait que commencer.

«Sous les Khmers rouges, on nous demandait de regarder le fruit en nous interdisant de regarder l’arbre et le sol sur lequel il pousse, se rappelle Khieu Kanharith. Ce tribunal est également le fruit d’un arbre. Il faut aussi regarder l’arbre et son terreau. Ce sera surtout le travail des sociologues et des historiens.»

Frédéric Burnand, Genève, swissinfo.ch

«Le totalitarisme de droite a été jugé à Nuremberg et à Tokyo. Le totalitarisme invoquant des valeurs de gauche n’avait jusqu’ici fait l’objet d’aucun procès. Voici donc le premier et probablement le seul tribunal où vont être jugés les crimes d’un totalitarisme appliqué au nom de l’émancipation des peuples.

Je ne suis pas de ceux qui confondent les idéologies et les renvoient dos à dos. Les racines du communisme n’ont rien de commun avec celles du fascisme ou du militarisme. Mais lorsque les porteurs d’une idéologie font le choix de contraindre plutôt que de convaincre, ils se retrouvent dans le recours à des méthodes identiques et dans une commune aptitude à détruire la volonté des individus et la dignité qui est en chaque être humain (…)

Jamais mieux qu’aujourd’hui, au Cambodge, ne s’applique avec pertinence la terrible phrase de Primo Levi, un survivant d’Auschwitz, «qui ignore son passé se condamne à le revivre».

(Extrait de la déposition de Marc Raoul Jennar devant les CETC en septembre 2009)

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