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Une génuflexion devant Bruxelles, selon la presse

Tout un symbole, la poignée de main entre la commissaire Catherine Ashton et Micheline Calmy-Rey. Reuters

La Suisse s’est dite prête mercredi soir à lever les restrictions de voyage dans l’espace Schengen pour des Libyens de haut rang. Une concession à l’Union européenne, juge en majorité la presse suisse. Le destin de Max Göldi, lui, n’a pas varié.

«On avance dans le cadre d’une médiation qui comporte des séquences, main dans la main avec les médiateurs» allemands et espagnols, a insisté mercredi la ministre suisse des affaires étrangères, niant toute «capitulation».

«La Suisse a décidé de faire un geste fort, politique, pour montrer qu’elle est prête à négocier, à trouver des solutions. Notre but n’est pas de polémiquer, de chercher la confrontation.»

Seuls le Blick et Le Matin abondent dans ce sens. Le journal de boulevard alémanique voit dans la levée de l’interdiction de visas un signe de puissance de la Suisse. Il juge ce geste surprenant – une manœuvre plutôt habile de la part du Conseil fédéral sur la voie de la libération de Max Göldi.

Son homologue romand tresse des lauriers à Micheline Calmy-Rey. «La ministre suisse a eu raison de céder un peu de terrain. Elle a poussé la crise des visas aussi loin que possible: l’Union européenne n’acceptera plus rien (…) Un otage a été libéré et l’UE s’est impliquée au plus haut niveau dans le dossier. Micheline Calmy-Rey a bien joué cette manche. Reste à être aussi imaginative pour la suivante.»

Directement concernée par l’«affaire Kadhafi» parce qu’elle a publié la fameuse photo du fils du leader libyen aux mains des forces de l’ordre genevoises, la Tribune de Genève regrette par contre la décision de Berne.

La Suisse cède à l’UE

Pour le quotidien genevois, la Suisse est en train de céder, et cette fois-ci non à la Libye, mais «à la pressions de l’UE.» Berne l’avait «habilement impliquée dans le conflit qui l’oppose au régime Kadhafi en interdisant l’entrée en Europe à plus de 150 Libyens triés sur le volet.»

Mais la solidarité des pays de l’Union européenne, «certes quelque peu contrainte – n’a pas résisté à la contre-offensive de Kadhafi qui a fermé ses frontières à tous les Européens, y compris aux entrepreneurs actifs en terres libyennes.»

«Un front uni et déterminé constituait le meilleur espoir de sortir rapidement Max Göldi des geôles libyennes, poursuit le quotidien. Qu’obtient la Suisse en échange d’une levée des restrictions? Un soutien déclaré pour la suite des négociations? Autant dire rien. (…) Il ne reste plus qu’à espérer que Berne ait négocié un plan B en secret»…

Les optimistes voient dans la décision de Berne une manière de montrer à la Libye que la Suisse veut résoudre le contentieux, constate la Regione Ticino. «Faisons un pas en arrière pour en faire deux en avant et ramener Max Göldi à la maison», résume le journal du Tessin, qui rappelle au passage que jusqu’ici, la Suisse a fait chou blanc avec cette tactique.

Un pays le dos au mur

En l’état, Berne se retrouve «les mains nues» et «le dos au mur», regrette le quotidien tessinois. Quant à l’UE, «conduite par l’Italie, elle a malheureusement prouvé que, plus que l’éthique, que le droit et que l’injuste incarcération d’un pauvre homme, elle compte sur les puits de pétrole. De la realpolitik sans masque.»

A Fribourg, La Liberté nuance le propos à l’égard de l’UE. Berne, d’abord, «a choisi le moindre mal», estime le quotidien. Et s’il a plié, ce n’est pas devant l’UE, mais une nouvelle fois, devant Tripoli, en se privant du «seul instrument de pression» à sa disposition.

«A défaut d’avoir un effet quelconque sur la Libye, le geste consenti par le Conseil fédéral devrait lui attirer les bonnes grâces de Bruxelles. Plusieurs pays européens s’étaient agacés que la Suisse détourne à ses propres fins les règles relatives au visa Schengen. La situation menaçait de dégénérer. Entre deux maux, le Conseil fédéral a donc choisi le moindre», constate le quotidien.

Pour La Liberté, «le recours à la liste noire n’aura pas été utilisé en vain s’il a contribué à l’implication de l’Union européenne dans le différend helvético-libyen. C’est un appui précieux, mais il a ses limites. Une négociation n’a des chances d’aboutir que si les deux parties y voient leur intérêt.» Ce qui ne semble pas être le cas de Tripoli jusqu’ici.

Pardon systématique

«Espérons que l’UE sait ce qu’elle fait», espère le Bund. Car selon le journal bernois, les pays de l’Union ont pris un grosse responsabilité. «Si Max Göldi n’est pas bientôt libéré, le signal sera clair: le capricieux dictateur peut se permettre ce qu’il veut, on lui pardonne tout.»

«C’est un jeu dangereux» que de lever l’interdiction des visas, confirme la Neue Luzerner Zeitung. Mais la Suisse donne un «signal louable» de réconciliation avec le pouvoir libyen. «Après tout, ce qui compte, c’est que Max Göldi soit libéré. Qui reste le pion dans la main des Libyens.»

«La Suisse s’incline devant l’UE» et ses pressions, reprend l’Aargauer Zeitung. Elle n’a pas levé l’interdiction des visas de son plein gré. Et le plus troublant à ce stade n’est pas que l’UE ait laissé tomber davantage la Suisse. Mais qu’elle reste sa (seule) source d’espoir…

Pierre-François Besson, swissinfo.ch

15 juillet 2008: Soupçonnés d’avoir maltraité leurs deux domestiques, Hannibal Kadhafi et sa femme Aline sont arrêtés à Genève. Ils sont inculpés le 17, après deux nuits en détention préventive. Le couple est remis en liberté contre une caution de 500’000 francs.

19 juillet 2008: Deux ressortissants suisses, Max Göldi et Rachid Hamdani, sont arrêtés en Libye. Tripoli leur reproche notamment des infractions aux lois sur l’immigration et le séjour.

26 juillet 2008: La Libye exige des excuses de la Suisse. Berne rejette ces exigences.

20 août 2009: En visite à Tripoli, le président de la Confédération Hans-Rudolf Merz présente ses excuses au premier ministre libyen Al Baghdadi A. El-Mahmudi pour l’arrestation d’Hannibal Kadhafi et conclut un accord.

4 novembre 2009: Le Conseil fédéral suspend l’accord passé avec la Libye. Il entend également poursuivre jusqu’à nouvel ordre sa politique de visa restrictive vis-à-vis des ressortissants libyens.

9 novembre 2009: Berne estime que les deux Suisses ont été «kidnappés».

Décembre 2009-début février 2010: Plusieurs procès contre les deux Suisses.

15 février: Tripoli, mettant ses menaces à exécution, affirme que la Libye ne délivre plus de visas d’entrée aux Européens, à l’exception des Britanniques. L’Italie accuse la Suisse d’avoir pris les autres membres de l’espace Schengen en otages.

18 février: Médiation espagnole.

22 février: Max Göldi se rend aux autorités libyennes pour être incarcéré. Rachid Hamdani quitte le pays. Il arrive en Suisse le 23.

17 mars: L’Etat de Genève se dit d’accord de présenter des excuses à Hannibal Kadhafi et de le dédommager pour la publication en septembre 2009 de photos d’identité judiciaire dans La Tribune de Genève. La justice fixera le montant de l’indemnité.

24 mars 2010: La Suisse se dit prête à supprimer «dans les meilleurs délais» les noms de «certaines catégories» de dignitaires libyens privés, depuis novembre 2009, de visa valable pour l’ensemble de l’espace Schengen.


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