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Peut-on mesurer la démocratie?

Quand la Suisse était une démocratie d’exclusion

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Berne, 1943. Quiconque sortait du cadre économique et social défini par les personnes au pouvoir n’avait plus voix au chapitre de la démocratie suisse. Walter Studer/Keystone

Catholiques, juifs, athées et autres infidèles, indigents, criminels, baroudeurs, vagabonds, internés administratifs – et la liste n’est pas complète: la jeune démocratie suisse du 19e siècle excluait non seulement les femmes, mais des groupes confessionnels entiers et de nombreuses personnes vulnérables. Leur intégration a pris des générations.

Depuis la fondation de l’État fédéral moderne en 1848, le corps électoral ne cesse de s’élargir en Suisse, mais ces progrès ont rencontré de nombreux obstacles. Avec beaucoup d’énergie et de calcul, les élites bourgeoises au pouvoir dans la Confédération et les cantons ont longtemps refusé le droit de vote et d’élection à leurs adversaires politiques. Et elles ont fait preuve d’une grande créativité et de persévérance pour différer l’intégration de toute sortes de groupes.

Six ans, 6600 contributions: c’est le trésor de SWI swissinfo.ch, que nous enrichissons depuis 66 mois de contenus sur la démocratie. Cet été, nous vous présentons dix articles phares de cette collection. Parce que la démocratie, avec la question du climat et la prévoyance retraite, est l’un des sujets les plus discutés de notre époque dans le monde.

Contre l’ennemi de classe

L’exclusion visait principalement les catholiques conservateurs et les pauvres diables. En privant ces derniers de droits politiques, les bourgeois visaient en fait le Parti socialiste qui, fondé en 1888, représentait les intérêts des travailleurs sur la scène politique.

On sait déjà qu’à la naissance de la Suisse moderne, seuls les hommes âgés de vingt ans et plus disposaient du droit de vote et d’éligibilité et que les femmes, donc la moitié de la population, étaient exclues. Mais en réalité 23% seulement de la population était habilitée à voter. Où était le reste? Quels étaient les hommes de ce quart manquant?

La Constitution de l’époque fixait deux conditions pour bénéficier des droits politiques au niveau fédéral: jouir de la liberté d’établissement et s’acquitter d’impôts. Ce qui excluait d’une part les Juifs, qui jusqu’en 1866 n’avaient le droit de s’établir que dans deux communes du pays. Et d’autre part les plus démunis qui n’étaient pas en mesure de payer des impôts.

Contenu externe

Les cantons font ce qu’ils veulent

Toutefois, dans le nouvel État fédéral, les cantons étaient souverains en matière de procédure électorale. Et ils utilisaient ce levier à leur guise, établissant de manière arbitraire les longues listes de tous les groupes qu’ils privaient de droits politiques. 

À côté des indigents y figuraient notamment les banqueroutiers, les personnes dont les biens avaient été saisis et celles ayant subi une condamnation, les internés administratifs, les malades mentaux, les faibles d’esprit et les débauchés. Les migrants intérieurs, autrement dit ceux qui séjournaient dans le canton sans y être établis, étaient également exclus.

Aussi ceux qui refusaient un héritage

Certains cantons allaient toutefois encore plus loin. Ceux de Berne, Schwyz, Fribourg, Soleure et l’Argovie privaient de leurs droits politiques les hommes interdits d’auberge, soit les bagarreurs, les ivrognes et les griveleurs. À Genève et à Neuchâtel, c’étaient les mercenaires. À Soleure, les mendiants et les vagabonds. Au Tessin, les personnes convaincues de fraude électorale – le canton avait apparemment un problème en ce domaine.

«Les femmes suisses auraient obtenu le droit de vote beaucoup plus tôt si la décision n’avait pas été de la compétence des hommes exerçant leurs droits politiques, mais de celle du gouvernement et du Parlement», remarque Adrian VatterLien externe, professeur de sciences politiques à l’Université de Berne.

Il l’explique ainsi: «Quand il s’agit d’accorder le droit de vote à de nouveaux groupes, nous constatons le paradoxe suivant: la démocratie directe signifie exclusion et frein à l’intégration, alors que la démocratie représentative accélère les processus.»

Autrement dit: en matière d’intégration, une composante essentielle d’une démocratie, la démocratie représentative s’avère plus démocratique que la démocratie directe originelle.

Le demi-canton catholique d’Appenzell Rodes-Intérieures excluait même les hommes «sans instruction religieuse suffisante». Les notables du lieu sanctionnaient ainsi de manière impitoyable les pêcheurs et les infidèles. Ou encore tous les indésirables qu’ils souhaitaient tenir à l’écart.

Et en Valais, ceux qui refusaient un héritage se voyaient réduits au silence. Le principe était le suivant: dans ce pauvre canton de montagne, celui qui ne pouvait ou ne voulait pas assumer les dettes de son père perdait son droit de vote et d’éligibilité. Les droits politiques restaient ainsi l’apanage des possédants et des bien nantis.

Ces pratiques d’exclusion ont toutefois rapidement irrité la Confédération qui a repris les choses en main lors de la révision totale de la Constitution adoptée en 1874. Mais il fallait encore mettre en œuvre le texte de la Constitution et c’est là que le gouvernement fédéral s’est heurté aux résistances. Le Parlement a rejeté par trois fois les lois d’application – en 1875, 1877 et en 1882.

Pour sa part, la triple discrimination – confessionnelle, sociale et genrée – s’est en partie prolongée jusque dans la seconde moitié du 20e siècle. En 1915, le Tribunal fédéral a déclaré inconstitutionnel le suffrage censitaire où seul pouvaient voter les citoyens qui payaient un certain montant d’impôts, mais il a confirmé l’exclusion des indigents. Et il a fallu attendre jusqu’en 1971 pour que les personnes insolvables en raison de leur négligence, par exemple l’alcoolisme, et celles qui avaient subi une condamnation puissent participer à la vie politique.

Trois étapes en 123 ans

La révision de 1874 a cependant marqué le début d’un changement de paradigme et d’une évolution où l’intégration a pris le pas sur l’exclusion, relève le politologue bernois Adrian Vatter. «Un processus continu d’intégration s’est engagé parallèlement à la progression des institutions vers un partage du pouvoir et en suivant les lignes des fractures sociales de la fin du 19e siècle.»

Le professeur identifie trois étapes décisives. D’abord, l’introduction des droits populaires, le référendum en 1874 et l’initiative populaire en 1891, qui ont permis une plus grande implication des groupes confessionnels, en particulier des conservateurs catholiques». Ensuite, en 1919, la mise en place du système proportionnel qui a ouvert la voie à l’intégration des travailleurs et du Parti socialiste.

Vraiment malins !? Les radicaux fondent la démocratie suisse mais font presque tout ce qu’ils peuvent pour écarter leurs adversaires politiques et d’autres indésirables. Dans l’intention plutôt douteuse de ne pas partager le pouvoir. Les pionniers radicaux de la démocratie suisse ont ainsi réalisé un tour de force qui reste aujourd’hui encore sous-estimé.

De cette manière, ils ont fait d’une pierre deux coups. D’une part, ils ont sorti par la petite porte les conservateurs catholiques, ennemis jurés du nouvel État fédéral. Et d’autre part ils ont écarté du ring les plus pauvres du pays – et donc la clientèle des socialistes.

Et finalement, l’introduction du suffrage féminin en 1971 a permis d’intégrer le troisième groupe, les femmes. «Tous ces processus d’intégration ont été accompagnés par un processus d’émancipation», précise Adrian Vatter. Ils ont encore été suivis par l’acceptation des Suissesses et des Suisses de l’étranger dans le corps électoral en 1977, puis des jeunes âgés de 18 à 20 ans en 1991.

Une révolution: la démocratie masculine

Avant de faire le bilan de la démocratie suisse en matière d’intégration, le professeur tient à rappeler le contexte historique. Il revient en particulier sur l’élection du Conseil d’État du canton de Genève en 1847 par l’ensemble des hommes qui constituaient alors le corps électoral: qu’un peuple élise son gouvernement est aujourd’hui une évidence, mais à cette époque «c’était une première européenne».

En outre, à partir de 1848, la Suisse a été la première démocratie masculine d’Europe. Elle était alors entièrement encerclée par des régimes autoritaires et monarchiques. Dans ces circonstances, «même si un quart seulement de la population avait le droit de vote et d’éligibilité, c’était déjà un grand pas», estime-t-il. Le suffrage masculin a donc donné le coup d’envoi au long processus de démocratisation de la Suisse.

Ligne rouge

Son jugement est toutefois plus ambivalent sur la situation actuelle. «D’une part, la Suisse est considérée comme un paradigme d’intégration politique. Si on considère la diversité de ses cultures et sa société composite, elle a réussi à intégrer diverses minorités.» Mais il relativise: «Cette intégration est strictement limitée aux groupes de ses propres cercles, donc à ceux qui parlent les mêmes langues et ont des confessions analogues.»

Graphique
Kai Reusser / swissinfo.ch

Adrian Vetter relève en revanche qu’il y a une ligne rouge pour les groupes de population étrangers qui parlent d’autres langues et ont des valeurs fondamentalement différentes, les exogroupes. «C’est pourquoi en Suisse le droit de vote des étrangers n’a aucune chance au niveau national alors que c’est un standard dans l’Union Européenne, au moins au niveau communal.»

La seule chance: les cantons

À ses yeux, la seule voie pour changer la situation est l’inscription progressive du droit de vote des étrangers dans les constitutions cantonales. Ce n’est qu’avec cette pression «par le bas» qu’un droit général de vote des étrangers au niveau communal a une chance de s’imposer lors d’un scrutin national.

Mais c’est probablement encore trop tôt. En revanche, un autre groupe qui est encore exclu, les jeunes, a de meilleures cartes: portée par la grève pour le climat et la victoire historique des Verts lors des élections du Parlement fédéral de 2019, une partie de la relève exige que l’âge du droit de vote soit abaissé de 18 à 16 ans. Les chances sont meilleures ici: il s’agit d’un endogroupe – ces jeunes parlent les bonnes langues et ont le bon passeport en poche.

Au niveau national, la naturalisation est la seule voie pour obtenir le droit de vote et d’éligibilité. Mais les obstacles que les étrangères et les étrangers doivent franchir pour acquérir le passeport suisse sont importants: la procédure prend beaucoup de temps, est coûteuse et comprend une part d’arbitraire parce que ce sont les communes qui décident d’accorder ou non la citoyenneté suisse.

Cinq cantons romands donnent le droit de vote aux étrangers au niveau communal. Dans plusieurs cantons alémaniques, les communes sont autorisées à l’accorder et certaines font usage de ce droit. Au total, les étrangers peuvent voter dans quelque 600 des 2202 communes de Suisse.

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