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Quand les tribunaux civils s’ingèrent dans le sport

Piermarco Zen-Ruffinen, professeur de droit à l’Université de Neuchâtel. Keystone Archive

Huit ans après l'arrêt Bosman, des fédérations sportives suisses assistent impuissantes à l'immixtion de tribunaux civils dans leurs petites affaires.

La saga du FC Sion en est la dernière illustration en date. Les explications d’un spécialiste du droit du sport, Piermarco Zen-Ruffinen.

Comment concilier sport et justice? Cette question suscite la controverse depuis qu’un footballeur belge a saisi la Cour de Justice de la Communauté européenne à Luxembourg en 1995.

Sans le vouloir vraiment, Jean-Marc Bosman (cf. encadré: Il était une fois l’affaire Bosman) a ouvert la boîte de Pandore. Il est désormais devenu beaucoup plus facile de saisir des tribunaux civils lorsque les discordes ne peuvent être résolues dans le cadre des Cours privées (tribunaux arbitraux) instituées par les fédérations sportives pour régler leurs litiges.

En Suisse, deux «affaires sportives» impliquant des tribunaux civils viennent coup sur coup de ramener ce débat sur le devant de la scène.

Tout d’abord, le jugement d’un tribunal de district bernois a donné raison à un club d’unihockey «coupable», selon sa fédération, d’avoir aligné deux joueurs étrangers durant la saison (cf. encadré: Le sport n’échappe pas aux bilatérales).

Ensuite, la récente saga qui vient d’opposer durant plusieurs mois le FC Sion à la Swiss football League (cf. dossier vidéo: retour sur le «feuilleton» FC Sion) a abouti à la démission du président de la Fédération suisse de football Jean-François Kurz.

Professeur de droit à l’Université de Neuchâtel, Piermarco Zen-Ruffinen a publié un ouvrage sur les relations entre la justice et le sport au début de l’année 2002 («droit du sport» aux éditions Schultess).

Egalement avocat et vice-président de la Swiss football League – il s’est récusé dans le dossier du FC Sion – Piermarco Zen-Ruffinen est un spectateur privilégié de la lente immixtion des tribunaux civils dans le monde du sport suisse.

swissinfo: Comment rend-on la justice dans le domaine du sport?

Piermarco Zen-Ruffinen: Depuis l’arrêt Bosman en 1995, ou même selon deux arrêts rendus en 1974 déjà, la Cour européenne a dit clairement que le domaine sportif ne pouvait pas échapper au droit.

Partant de là, il y a deux possibilités en cas de litige. Soit vous vous adressez à un tribunal civil ordinaire, soit à un tribunal arbitral. La justice n’est pas le monopole de l’Etat et celui-ci autorise donc les particuliers à faire appel à des tribunaux privés pour la rendre.

Encore faut-il que ces tribunaux arbitraux (privés) offrent les mêmes garanties d’indépendance et d’impartialité ainsi que les mêmes procédures que les tribunaux étatiques.

swissinfo: Pourquoi, dès lors, les cas du unihockey-club Bâle et du FC Sion ont-ils finalement abouti devant la justice civile?

P.Z-R.: Dans les deux cas les clubs ont saisi le juge étatique de mesures provisionnelles car les tribunaux arbitraux susceptibles de juger les cas ne pouvaient pas être constitués dans de brefs délais.

Il fallait des réponses rapides, autant pour le club bâlois de unihockey que pour le FC Sion qui avait déjà manqué plusieurs rondes de championnat.

swissinfo: Vos propos sont assez étonnants. Les tribunaux arbitraux ne sont-ils pas faits justement pour accélérer le processus?

P.Z-R.: C’est juste. On prête en général à la procédure arbitrale des qualités de rapidité, de souplesse et de simplicité. On lui prête aussi le fait de faire appel à des juges spécialisés qui connaissent très bien le domaine et qui sont en concordance avec ce qui se passe à l’étranger.

Or, j’observe que dans le cas du FC Sion, la justice civile a été tout aussi rapide et compétente que les tribunaux arbitraux auparavant.

swissinfo: Cette évolution va-t-elle se poursuivre? En d’autres termes, les tribunaux civils vont-ils de plus en plus être amenés à juger des cas relevants du domaine sportif?

P.Z-R.: Pour des mesures provisionnelles, sûrement! Et le fait d’aller devant la justice civile va nécessairement influencer la manière de rendre la justice au niveau arbitral.

D’un autre côté, cela montre bien que le tabou consistant dans l’interdiction faite aux associations sportives, aux clubs et aux sportifs de saisir une juridiction civile est tout à fait tombé!

swissinfo: Selon vous, cette ingérence des tribunaux civils est donc bénéfique?

P.Z-R.: Oui. Je trouve même que c’est un énorme progrès car le respect du droit s’en trouve renforcé.

Avant, dans de nombreux statuts de Fédérations internationales (repris par les Fédérations nationales), vous aviez une interdiction express de recourir à la justice civile. Le but étant de laver le linge sale en famille. Et seule la justice associative se prononçait.

Cela ne respectait pas toujours tous les critères d’indépendance et d’impartialité nécessaires. Pas toujours veut dire que la plupart du temps, des tribunaux arbitraux bien constitués y répondaient totalement. La justice arbitrale est aussi souvent une bonne justice

Ce que je regrette principalement, c’est qu’elle n’offre que très peu de possibilités de recours aux tribunaux civils.

swissinfo: Et en ce qui concerne les cas de dopage d’athlètes?

P.Z-R.: La plupart des fédérations sportives ont décidé de traiter les litiges en matière de dopage d’athlètes par le biais du jugement arbitral. Et plus précisément par l’intermédiaire du TAS, le tribunal arbitral du sport.

Les athlètes qui veulent participer à des compétitions ou jouer dans un club doivent généralement s’engager (par écrit) à ne pas saisir un tribunal civil en cas de litige. Ce tabou pourrait également tomber.

Ce qui est sûr, c’est que l’effet provoqué par la médiatisation des litiges et des jugements concernant le sport fait que les parties concernées hésitent de moins en moins à recourir devant la justice civile. Et ce n’est pas un mal.

Interview swissinfo, Mathias Froidevaux

– En septembre 2003, un tribunal (civil) de district du canton de Berne a donné raison à un club d’unihockey opposé à sa fédération pour avoir aligné deux joueurs étrangers durant la saison.

– Ce tribunal de première instance a annulé les matches perdus par forfait du club des Basel Magic en se fondant sur l’accord bilatéral sur la libre circulation des personnes entré en vigueur en Suisse le 1er juin 2002.

– Après plusieurs mois de lutte juridique, le FC Sion a contraint – mercredi dernier – la Swiss football league à lui remettre une licence et à le réintégrer de facto dans le championnat suisse de football de Challenge League, d’où elle l’avait exclue.

– Après plusieurs jugements de tribunaux arbitraux (justice privée), cette affaire a trouvé son épilogue au Tribunal fédéral.

– En quelques mois, l’immixtion des tribunaux civils dans le monde du sport suisse remet cette problématique sur la scène publique.

– Les explications de Piermarco Zen-Ruffinen, professeur de droit à l’Université de Neuchâtel et spécialiste du droit du sport.

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