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Salaires des managers: le peuple tranchera

Il a fallu deux ans au sans parti Thomas Minder pour rédiger les 24 propositions de son texte. Keystone

Au peuple suisse de décider s’il faut fixer des limites aux salaires abusifs des managers. Il aura le choix entre deux variantes: une initiative populaire et un contre-projet bouclé in extremis par le Parlement, au bout de quatre ans d’âpres tractations.

La votation populaire, qui se déroulera vraisemblablement l’année prochaine, couronnera quatre ans de débats houleux sur la rémunération abusive et les parachutes dorés des chefs des grandes entreprises. On peut être sûr d’ores et déjà que la campagne électorale sera tout aussi enflammée. D’autant plus que le Parlement a créé une situation aussi inédite qu’inextricable.

Ainsi, il oppose deux contre-projets, l’un direct et l’autre indirect, à l’initiative populaire fédérale «contre les rémunérations abusives» lancée par l’entrepreneur Thomas Minder. «Une première dans les 121 ans de l’histoire des initiatives fédérales», a regretté ce dernier jeudi. Cette décision est le dernier acte de ce que le rapporteur de la commission de la Chambre des cantons Pirmin Bischof a défini comme «une histoire interminable». Une histoire qui reflète les contorsions auxquelles s’est livré le Parlement pour concilier des intérêts aussi importants que divergents.

Compromis laborieux

Bien que prête à soutenir l’initiative à défaut d’autre chose, la gauche réclamait des mesures encore plus radicales.

Souhaitant d’une part répondre aux exigences de l’économie, la majorité de la droite et du centre s’opposait fermement à l’initiative, qui prévoit de renforcer le droit des actionnaires et à empêcher les dirigeants des sociétés anonymes cotées à la Bourse suisse de s’attribuer des salaires et des bonus disproportionnés. D’autre part, elle cherchait à éviter que l’initiative soit soumise au peuple sans autre alternative que la recommandation de son rejet. Elle craignait de s’attirer les foudres des citoyens indignés par les rémunérations à six zéros, et de la voir approuvée.

Après quatre ans de propositions et de contre-propositions qui ont fait la navette entre les deux Chambre fédérales et entre elles et leurs commissions, le Parlement s’est enfin mis d’accord durant la session de mars en adoptant une révision du droit des sociétés anonymes et par actions, soit ce que l’on appelle un contre-projet indirect dans le jargon de la politique fédérale. La réforme a été approuvée à l’unanimité moins une seule voix, celle de Thomas Minder justement.

En résumé, la plus grande partie des revendications formulées dans l’initiative a été reprise, mais de manière plus souple, l’idée étant de renforcer le droit des actionnaires sans limiter excessivement la liberté des entreprises. Par exemple, alors que l’initiative prévoit l’interdiction absolue de parachutes dorés et d’’indemnités anticipées, le contre-projet prévoit des exceptions.

L’initiative établit que l’assemblée générale (AG) des actionnaires vote chaque année le montant global des rétributions du conseil d’administration et de la direction. En ce qui concerne cette dernière, le contre-projet laisse par contre la possibilité à l’AG de décider si le vote a valeur impérative ou seulement consultative.

L’initiative fixe aussi la durée des peines encourues (jusqu’à trois ans de détention et jusqu’à l’équivalent de six salaires annuels) en cas d’infraction. Là-dessus par contre, le Parlement n’a rien voulu entendre, jugeant que cela ne fait pas partie du droit des actionnaires.

Taxation des bonus de plus de 3 millions

Pour le moment, la révision est «gelée»: il faudra d’abord attendre le résultat de la votation populaire sur l’initiative et la révision n’entrerait en vigueur que si celle-là était rejetée.

Par contre le contre-projet direct du Parlement sera soumis au peuple en même temps que l’initiative, en tant que complément de la révision du droit des actionnaires. Il introduirait dans la Constitution fédérale la disposition selon laquelle les bonus supérieurs à 3 millions de francs ne peuvent plus être considérés comme une charge justifiée par l’activité commerciale. La part supérieure à 3 millions serait donc imposée.

L’objectif est de dissuader les entreprises de verser des sommes astronomiques à leurs propres dirigeants. Cette règle s’appliquerait à toutes les sociétés, pas seulement celles cotées à la Bourse suisse.

La taxation des bonus a obtenu la majorité au Parlement mais elle ne fait certainement pas l’unanimité. L’économie y est opposée, soutenant qu’elle défavorise les entreprises et les actionnaires. Sur le front politique, cette thèse est soutenue par l’Union démocratique de centre (droite conservatrice) et le Parti libéral-radical.

«Elle entraînera une augmentation de la charge fiscale des entreprises», a affirmé le sénateur libéral-radical Martin Schmid. Selon le Grison, elle nuit à la place économique suisse et ne servira à rien pour lutter contre les rétributions abusives des dirigeants des grandes sociétés.

Par contre pour le député et président du Parti socialiste suisse Christian Levrat cette taxation sera «une incitation supplémentaire» à freiner les gros bonus. «C’est une mesure concrète qui permet de lutter immédiatement contre les rémunérations excessives», a-t-il affirmé à swissinfo.ch.

Lors de la votation, les citoyens devront approuver ou refuser soit l’initiative, soit le contre-projet direct, ou alors dire oui à un objet et non à l’autre. En outre, une question subsidiaire leur demandera d’indiquer leur préférence au cas où les deux textes seraient acceptés par la majorité du peuple et des cantons.

L’initiative populaire «contre les rémunérations abusives» a été déposée à la Chancellerie fédérale le 26 février 2008, munie de plus de 114’000 signatures valides.

Elle a été initiée par un seul homme, sans parti: Thomas Minder, entrepreneur de Schaffhouse qui, à l’époque n’était pas membre du Parlement (il a été élu en octobre 2011 à la Chambre des cantons). A cette époque, l’opinion publique suisse était très remontée contre les salaires exorbitants des dirigeants de grandes entreprises, y compris en cas de pertes, dont certaines avaient même bénéficié de prêts de l’Etat.

Thomas Minder a déclaré à swissinfo.ch qu’il lui a fallu deux ans pour préparer le texte, qui contient 24 propositions. Un nombre probablement jamais vu jusqu’ici.

Points principaux:

L’Assemblée générale vote chaque année le montant global des rétributions du conseil d’administration (Cda), de la direction et de l’organe consultatif et procède à l’élection de leurs membres.

Les caisses du pension votent dans l’intérêt de leurs assurés et rendent public leur vote.

Les membres des différents organes ne reçoivent pas d’indemnités de départ ou autres, de rétributions anticipées, de primes pour acquisitions et ventes de sociétés, de contrats supplémentaires de consultance ou de prestations de la part de sociétés du groupe.

La direction de la société ne peut pas être déléguée à une personne juridique.

Les statuts fixent le montant des crédits, des prêts et des rentes versés aux membres des différents organes, le nombre de mandats extérieurs ainsi que la durée du contrat de travail des membres de la direction.

Selon un sondage de l’Institut gfs.bern mandaté par economiesuisse, 54% des personnes interviewées se sont exprimées en faveur de l’initiative. Par contre 30% seulement sont pour la taxation des bonus.

Révélés par la Neue Zürcher Zeitung, les résultats de l’enquête demoscope ont été confirmés à swissinfo.ch par la Fédération des entreprises suisses economiesuisse. Cette dernière fera campagne contre l’initiative et contre la taxation des bonus.

(Traduction de l’italien: Isabelle Eichenberger)

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