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Regards croisés sur le génocide cambodgien

Ancien cameraman khmer rouge, Thorn a filmé les délires de Pol Pot

Projeté au Festival international du film sur les droits humains, «L'œil du Khmer rouge », de la journaliste Carole Vann et la réalisatrice Maria Nicollier, apporte un nouveau regard sur le régime de Pol Pot.

Alors que le Cambodge s’apprête à juger les anciens dignitaires du régime génocidaire, ce documentaire suisse montre un ancien cameraman khmer rouge et son fils.

«Toi papa, qu’as-tu vu derrière ces visages ?» n’a de cesse de demander Bunthean à son père Thorn. Nous sommes à Païlin, fief Khmer rouge au Nord-ouest du Cambodge.

Bunthean, 22 ans, est étudiant à l’université de Phnom Pehn et il suit avec intérêt le procès des anciens dignitaires Khmers rouges qui se prépare dans la capitale cambodgienne. Intérêt mêlé à une pointe d’appréhension, car Bunthean est tiraillé entre le besoin de comprendre la folie collective qui a balayé son pays et la loyauté envers son père.

Immense mise en scène

En tant que cameraman du régime, celui-ci a filmé sans relâche le délire de Pol Pot : vider les villes, déporter la population à la campagne et multiplier par trois la production de riz.

Dans l’immense mise en scène du Kampuchéa démocratique, les images d’archive montrent des centaines d’hommes, femmes et enfants qui travaillent d’arrache-pied dans les rizières, au son des chants de propagande et sourire aux lèvres.

Mais que cachent ces sourires? Car ces travaux forcés ont servi de décor à l’un des pires génocides du XXème siècle : entre 1975 et 1979, deux millions de personnes ont péri des mains de Pol Pot et de ses sbires, ou sont morts de faim, d’épuisement et de maladie.

Alors une question hante Bunthean: que savait son père ? «Je n’ai rien vu, je n’ai entendu parler de ces massacres que récemment» affirme celui-ci. Finissant quand même par lâcher : «si on exécutait ces gens, c’est qu’ils avaient dû commettre des fautes.»

Comprendre la folie de l’absurde

C’est toute l’absurdité et l’ambiguïté de ce génocide, perpétré par des Cambodgiens sur des Cambodgiens, que Carole Vann et Maria Nicollier essaient de montrer dans «L’œil du Khmer Rouge».

Les deux Suissesses ont choisi de se pencher sur le regard porté par deux générations différentes sur ce passé de plomb. Au sens propre et au figuré : elles n’ont pas hésité à se rendre à Païlin, à donner une caméra à Thorn et à lui demander de filmer comme il le faisait avant.

« Je suis née au Cambodge, de père Cambodgien, nous explique Carole Vann, co-auteur du film, et à 14 ans, durant la guerre, j’ai fui mon pays natal. Une grande partie de mes proches n’a pas pu partir et a subi les camps khmers rouges. Certains ont survécu, d’autres ont péri. Toute ma vie, j’ai cherché à comprendre le sens de ce drame.»

Pour aller jusqu’au bout de sa démarche, la journaliste a finalement décidé de se plonger dans l’univers des Khmers rouges. «Lorsque je me suis rendue pour la première fois à Païlin, j’étais abasourdie de découvrir une société dont l’idéologie est restée figée à l’époque khmère rouge. Les hommes et les femmes que je croisais affichaient leur appartenance, sans peur ni gêne! Cela alors même que le pays se préparait aux procès de leurs anciens leaders.»

Encore plongé dans la schizophrénie

Carole Vann estime que, trente ans après le génocide, le pays est encore plongé dans la schizophrénie. « D’un côté, il y a les victimes et de l’autre les Khmers rouges, retranchés dans leur fief de Païlin. Et ils ne se rencontrent jamais, ils ne se parlent pas. Or, pour reconstruire ce pays meurtri, il faut d’abord rebâtir des ponts entre les gens. Et pour pouvoir faire le deuil, les Cambodgiens ont besoin de comprendre ce qui s’est passé. »

Cette fine connaisseuse de la mentalité cambodgienne estime que les attentes des gens vis-à-vis de ce tribunal sont énormes – même s’ils n’en sont pas toujours conscients.

Dans le film, Bunthean et ses camarades d’université discutent de l’utilité du procès, qui ne va juger qu’une poignée d’anciens dirigeants. « Quand tu brûles quelques bâtonnets d’encens devant ta maison, tu cherches à apaiser tous les esprits» fait remarquer métaphoriquement le porte-parole du tribunal. «De même, juger quelques responsables va servir à calmer les esprits des gens, pas à se venger. Le passé est passé. Mais il faut éduquer la population pour qu’elle ne garde pas de rancune.»

L’arme du sourire

Reste qu’à l’approche du procès, les anciens dignitaires continuent à affirmer qu’ils n’étaient au courant de rien. «C’est impossible, même si on peut imaginer que le régime a sombré dans une dérive totalitaire que plus personne n’arrivait à maîtriser » analyse Carole Vann.

Et Thorn? « Il ne nous a sûrement pas tout raconté, mais je crois qu’il cherche sincèrement à comprendre. Les gens devaient se rendre compte qu’il se passait quelque chose de bizarre, mais avec le système de terreur mis en place par les Khmers rouges, ils se mettaient des œillères pour pouvoir survivre psychologiquement et physiquement.

D’ailleurs Thorn continue de fonctionner sur le même mode : quand nous lui avons demandé de filmer, il a tout de suite accepté, sans poser la moindre question. » Et ces sourires, omniprésents, même quand on parle de génocide ? « C’est un système de défense, un mécanisme inconscient… »

swissinfo, Isolda Agazzi/Tribune des droits humains

Le film documentaire «L’œil du Khmer rouge», de Carole Vann et Maria Nicollier, sera présenté au Festival international du film sur les droits humains (FIFDH) le 16 mars 2008 à 14h15 au CAC-Simon (Genève), Maison des Arts du Grütli, 16 rue du Général Dufour.

«Le régime Khmer Rouge s’est installé le 17 avril 1975 et a été renversé le 7 janvier 1979. Jusqu’à trois millions de personnes ont péri pendant ces 3 années, 8 mois et 20 jours. Une guerre civile a succédé au régime Khmer Rouge. Cette guerre s’est achevée en 1998, quand les structures politiques et militaires Khmer Rouge ont été démantelées.

En 1997, le gouvernement a demandé l’aide des Nations Unies (l’ONU) afin de mettre en place un procès pour traduire en justice les hauts dirigeants Khmers Rouges.

En 2001 l’Assemblée Nationale Cambodgienne a adopté une loi portant création d’un tribunal compétent pour traduire en justice les auteurs des crimes commis sous le régime Khmer Rouge, de 1975 à 1979. Ce tribunal s’appelle les Chambres Extraordinaires Au Sein des Tribunaux Cambodgiens pour la poursuite des crimes commis pendant la période du Kampuchéa Démocratique (Chambres Extraordinaires ou CETC). »

Par égard pour le peuple cambodgien, le gouvernement du Cambodge a insisté pour que ce procès ait lieu au Cambodge, en faisant appel à du personnel et à des juges cambodgiens, ainsi qu’à du personnel international.

Bien que créé par le gouvernement cambodgien et l’ONU, ce nouveau tribunal spécial sera indépendant de ces derniers. Il s’agit d’un tribunal cambodgien avec une participation internationale, qui appliquera des normes internationales. Il servira de nouveau modèle de fonctionnement pour les tribunaux au Cambodge. »

Communiqué du tribunal spécial cambodgien

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