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Renzo Piano: «Un lieu qui fertilise les esprits»

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Renzo Piano a conçu un centre qui joue à cache-cache avec la nature, en hommage à l’un des artistes les plus prolifiques et profonds des temps modernes.

La lumière, la légèreté et le développement quasi organique des collines de terre sont les éléments de la poétique de Klee qui ont inspiré le grand architecte italien.

swissinfo: La Suisse est un petit pays qui jouit d’une grande tradition architecturale. Qu’avez-vous pensé lorsque votre projet a été choisi pour le Centre Paul Klee, sans concours public?

Renzo Piano: Sincèrement, il ne m’est jamais venu à l’idée qu’il devait y avoir un concours public. Non que je les méprise. Au contraire, ma vie professionnelle s’est construite grâce aux concours.

A un moment donné, j’ai cessé d’y participer, mais pas par arrogance. Plutôt parce que présenter un projet à un concours, c’est un peu comme tomber amoureux. Et je suis à un âge où je n’ai plus le temps de tomber amoureux et de voir ma dulcinée partir avec un autre…

swissinfo: Quelle idée avez-vous emprunté à Klee pour concevoir votre projet de musée?

R. P.: Paul Klee est l’un des artistes les plus prolifiques et les plus complexes du 20e siècle. Comme il avait un esprit multiforme, il a toujours suscité un malentendu. Lequel supposerait qu’on peut faire n’importe quoi de Klee.

Or le grand enseignement du Bauhaus, dont Klee fut l’un des professeurs les plus brillants, n’était pas une espèce de soupe dans laquelle on pouvait mélanger tous les arts. Non, le principe de base était une espèce d’approfondissement, de fécondation réciproque sur le terrain de l’autre, à travers les valeurs profondes de la poétique.

Par exemple, la légèreté, le sens de l’appartenance, la lumière. Dans l’œuvre de Klee, il y a tout, la nature, les champs de blé, les oiseaux, l’ironie, le drame. C’est très profond et très complexe. Il y a aussi, certainement, la terre. De là l’idée, non pas de construire un simple bâtiment, mais de créer un lieu, de soulever la terre, de faire du terrain une œuvre d’art. C’est presque plus un travail de nature topographique, ou celui d’un paysan savant, qu’un travail architectural.

swissinfo: A propos de dimensions, l’œuvre de Klee est très intimiste. Pourquoi un centre aussi monumental?

R. P.: Je suis convaincu que tout musée, tout lieu de ce genre a une sorte de dimension sacrée: c’est un lieu qui protège les œuvres. Une œuvre est, par définition, un objet d’une grande fragilité, précaire dans sa réalité physique. Un musée est donc conçu pour la faire durer.

Tout aussi sacré est l’aspect contemplatif: un musée doit jouir d’un rapport intime avec l’œuvre d’art. Et il y a une dimension plus profane, qui est liée plutôt au rôle social du musée comme lieu de rencontre, où l’on va simplement pour acheter un livre, voir des gens, écouter de la musique ou aller manger quelque chose à la cafétéria.

La dimension de l’édifice dépasse donc le simple but de montrer l’œuvre de Klee, parce qu’il fallait tenir compte de ce côté multiforme. Mais il n’est pas gigantesque, puisqu’il joue à cache-cache avec la nature.

swissinfo: A propos de la fragilité des œuvres: il n’y a pas de lumière naturelle dans les espaces d’exposition?

R. P.: L’œuvre de Klee est très vulnérable, surtout les aquarelles sur carton, souvent même les huiles sur carton. Car il avait cette belle habitude: parfois, le matin, s’il n’avait pas de toile, il prenait le journal, y appliquait une couche de cémentite et peignait par-dessus.

C’est pour cela que beaucoup de travaux sont d’une grande fragilité et il est dangereux de les exposer à la lumière. Nous avons donc choisi de n’utiliser la lumière naturelle que pour ce que nous appelons la Rue du Musée, qui est la dimension plus profane du musée. Mais dans la salle d’exposition c’est la lumière artificielle, qu’on peut mieux contrôler.

swissinfo: Cette division entre sacré et profane, espace public et espace privé, ne pose-t-elle pas des problèmes de sécurité? En Suisse aussi, depuis le 11 septembre, on veut tout surveiller et protéger…

R. P.: L’architecture célèbre la convivialité, l’être ensemble. Si l’architecture doit se soumettre à la terreur, mieux vaut s’occuper d’autre chose. Il n’existe pas d’architecture antiterroriste. La seule architecture qui pourrait résister à la terreur, c’est l’architecture des cavernes. Et ce serait alors le triomphe du terrorisme de contraindre le reste du monde à vivre dans des cavernes.

J’étais à New York le 11 septembre et j’ai vécu cette expérience. C’était une attaque contre la ville, dans le sens de «civitas», la civilisation. C’était aussi, bien sûr, le symbole du pouvoir américain. Mais si les lieux de culture doivent se refermer sur eux-mêmes, ils perdent leur fonction de «fertilisation» des esprits. Si notre civilisation devait s’auto-castrer, s’enfermer, alors ce serait vraiment la fin de la civilisation!

La partie publique du musée Paul Klee, la rue intérieure, est très facile à surveiller car elle est droite. Il n’y a pas de cachettes. Mais il y aura des enfants, grâce à dieu! C’est le musée des enfants.

swissinfo: A propos des enfants, Paul Klee était fasciné par les dessins de son fils et de ses camarades. Quel est son rapport avec la créativité des enfants?

R. P.: Moi, j’en ai de tous les âges! Le plus jeune a 6 ans. C’est extraordinaire, la créativité d’un petit. En fait, personne n’a jamais pensé que les enfants viendraient au Centre Paul Klee pour y mener des activités, mais plutôt pour nous faire profiter de leur innocence.

Je dois dire aussi que, pour lever toute équivoque, c’est une lecture un peu choquante de Paul Klee, lorsque certains le qualifient d’infantile. C’est l’un des malentendus récurrents à son propos. L’enfance est une chose, l’innocence en est une autre, qui ne manque ni d’intensité, ni de profondeur.

Interview swissinfo, Raffaella Rossello
(Traduction de l’italien: Isabelle Eichenberger)

Renzo Piano est né en 1937 à Gênes dans une famille d’entrepreneurs en bâtiment.
En 1964 il termine son diplôme à l’Ecole polytechnique de Milan.
Entre 1965 et 1970, il travaille avec Louis I. Kahn à Philadelphie et avec Z.S. Makowsky à Londres. Il rencontre Jean Prouvé qui l’influencera fortement.
1971: création de la société Piano & Rogers avec l’architecte Richard Rogers. Ils construisent le Centre Georges Pompidou à Paris.
1977: création du bureau Piano & Rice avec l’ingénieur Peter Rice jusqu’à son décès, en 1993.
1997: Musée de la Fondation Beyeler à Bâle.
Renzo Piano dirige trois ateliers regroupés sous le nom de Renzo Piano Building Workshop (RPBW), à Gênes, Paris et Berlin.

– Sur le terrain situé à la périphérie est de Berne, le Centre Paul Klee est conçu comme trois collines en forme de vagues qui soulèvent le terrain comme une sculpture paysagère.

– Les trois collines sont des ouvrages d’art répondant aux exigences d’un établissement culturel multi-fonctionnel.

– Les trois collines (nord, centrale et sud) sont reliées à l’intérieur du bâtiment par la Rue du Musée de 150 m. de long.

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