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Rock progressiste, côté pile et côté face

Rick Wakeman. Le grand manitou des claviers est de retour au sein de Yes. Montreux Jazz Festival

Groupes fondateurs du rock dit progressiste, King Crimson et Yes constituent les deux faces d’une même médaille: crépusculaire et glaciale pour l’un, lumineuse et festive pour l’autre.

Impression confirmée sur deux soirs au Montreux Jazz Festival.

Qui de Yes ou de King Crimson a influencé l’autre à leurs débuts? La question, à vrai dire, est purement académique.

Formellement, la bande à Jon Anderson était à l’œuvre la première. A l’hiver 1968, ces parfaits inconnus donnent un de leurs premiers concerts (en matinée) dans l’ancien Casino de Montreux. Devant 500 spectateurs.

Robert Fripp, quant à lui, ne présentera la première mouture de son Roi Cramoisi que quelques mois plus tard. Devant les 500’000 personnes réunies à Hyde Park par les Rolling Stones pour la mort de Brian Jones.

Une génération spontanée

En réalité, Yes et Crimson sont le fruit d’une génération spontanée.

Dans l’incroyable bouillonnement de créativité qui marque la fin des sixties en Grande-Bretagne, ils posent, avec Pink Floyd, Genesis, Emerson, Lake and Palmer et quelques autres, les fondements d’une musique nouvelle.

Baptisé rock progressiste, symphonique ou simplement «planant», ce courant sera porté aux nues pendant presque dix ans, avant d’être vomi par la génération punk.

Vomi, mais pas totalement balayé. Après une traversée du désert plus ou moins longue selon les cas, ces groupes n’en finissent pas de jouer les phénix. Et le public – même jeune – en redemande.

Un cri glacial

Austère, pince-sans-rire, presque sévère, l’homme qui joue de la guitare assis dimanche soir au Miles Davis Hall est donc bien Robert Fripp, dépositaire exclusif de la marque King Crimson.

Entre 1969 et 1974, il a réuni plusieurs brochettes de brillants techniciens pour signer sept albums essentiels.

Trop intellectuelle, trop en avance peut-être, cette musique proprement inouïe n’a pourtant jamais vraiment touché le grand public.

Sur la fin de cette première période, Crimson se débarrasse du lyrisme et de la douceur de ses débuts. Réduit à un trio, le groupe lance avec l’album «Red» un chant du cygne qui résonne comme un cri dans le froid de l’espace interstellaire. Puis plus rien.

Robert Fripp s’en va tâter de l’électronique avec Brian Eno et David Bowie et donne un coup de pouce à son copain Peter Gabriel, qui vient de claquer la porte de Genesis.

Puis en 1981, le maître se sent pris d’une nouvelle poussée de fièvre cramoisie. Il rameute alors Bill Bruford, «un des cinq meilleurs batteurs de rock d’Angleterre», qui fit déjà les beaux jours du premier Yes et du dernier Crimson.

Depuis cette date, le nouveau groupe ne cesse d’explorer le filon découvert à l’époque de «Red». Toujours aussi confidentielle, la musique de Robert Fripp reste totalement inclassable, entre le free jazz, le heavy metal et un rock coupé de ses racines bluesy.

Un pur «guitar band»

A Montreux, King Crimson se présente comme un pur «guitar band». A la froideur de master Fripp répond l’enthousiasme et l’exubérance de son complice Adrian Belew, autre virtuose du manche.

Et pour envelopper le tout, Trey Dunn laisse courir ses doigts sur la douzaine de cordes de son stick, sorte d’hybride de guitare et de basse, un instrument capable de produire à peu près tous les sons, y compris ceux que l’on tirait autrefois de l’antique mellotron.

Pas de nostalgie

Essentiellement masculin, le public reste sous le choc, captivé par tant de force brute, de beauté crépusculaire et de finesse mélodique.

Les adeptes du vieux Crimson guetteront toutefois en vain le thème connu. Fripp & Co ne font pas dans la nostalgie et tout le matériel joué sur scène est extrait des derniers disques.

Seule exception, «Red» (de l’album éponyme), asséné en ultime rappel. Et ici, on se prend vraiment à regretter que Bill Bruford ait cédé les baguettes à Pat Mastelotto. Là où le premier cognait vite, précis et inventif, le second se contente de frapper… fort.

«La part de féminité»

Chez Yes, la démarche est diamétralement opposée. 80% des titres que le groupe va jouer lundi soir à l’Auditorium Stravinski datent de la période 1971-78, de loin la plus féconde.

A la veille d’une nouvelle tournée qui marquera ses 35 ans de carrière (et ses 30 millions d’albums vendus), Yes mise sur les valeurs sûres.

S’ils ne font plus «Close to the edge», ils ont par contre ressorti d’autres perles du répertoire comme «Heart of the sunrise» ou le très entraînant «Siberian Khatru.»

«Imaginez un concert de Frank Sinatra où il ne chanterait pas «My Way», lance fort à propos Rick Wakeman, qui reprend les claviers du groupe après moult aller et retours.

Au fait, pourquoi donc est-il revenu, alors que la chose semblait impossible il y a seulement quelques mois? «Le groupe me manquait trop, répond l’intéressé. Et puis vous savez, on a tous en nous une part de féminité, qui change facilement d’avis. J’ai laissé parler cette part-là.»

Le sorcier des légendes

Humour sexiste mis à part, ce retour du grand manitou des claviers apporte incontestablement un plus par rapport à la formation précédente.

Toujours aussi spectaculaire avec sa stature de géant, sa tignasse blonde et sa dégaine de sorcier de légendes, Rick Wakeman a en outre nettement dépouillé son jeu.

Dans les parties solo, ce n’est désormais plus que la virtuosité qui parle. Sans fioritures ni boursouflures inutiles.

Techniquement, Yes n’a probablement jamais aussi bien joué. Lorsque Steve Howe change jusqu’à quatre fois de guitare au cours d’un seul morceau, ce n’est pas pour épater la galerie, mais vraiment pour varier les sons, quasiment à l’infini.

Désormais, le frêle guitariste se lance aussi dans des dialogues endiablés avec les claviers de Wakeman, sous l’œil goguenard des trois autres musiciens.

Une énergie pure

Durant les deux heures et demie que dure le concert, le plaisir de jouer ne semble jamais faiblir. Le passage qui permet à Chris Squire (basse) et Alan White (batterie) de montrer ce qu’ils savent faire est très révélateur à cet égard. Et Dieu sait s’ils savent y faire!

Quant à Jon Anderson, sautillant, inspiré, omniprésent, il a – à quelques petits problèmes de justesse près – atteint une sorte de maturité. Toujours aussi très haut perchée, sa voix semble néanmoins plus chaleureuse que jamais.

Et le public ne s’y trompe pas. Les cinq compères parviennent fort bien à communiquer leur enthousiasme à une salle qui répond joyeusement à une telle débauche d’énergie.

Car si Yes – comme King Crimson d’ailleurs – a complètement coupé le cordon qui reliait le rock au blues, le groupe n’en reste pas moins une prodigieuse machine à swinguer. Et à faire tanguer les foules.

swissinfo, Marc-André Miserez à Montreux

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