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Rolling Stones, ou l’art d’être un mythe

Keystone

Deux heures de concert, 19 chansons pour parcourir 40 ans de rock. Et un spectacle à la démesure du groupe. Le «Forty Licks Tour» des Rolling Stones s'est arrêté jeudi soir à Zurich, Stade du Letzigrund.

D’abord on est inquiet. Il faut apprivoiser l’idée. Sera-t-il possible d’apprécier un concert des Rolling Stones en étant assis dans la même tribune que le gratin suisse, du directeur des CFF au maire de Zurich?

Un concert de rock où la majorité du public a entre 30 et 50 ans. Un concert de rock où l’on vous pique votre bouteille de soda américain au cola achetée à l’extérieur pour mieux vous fourguer les boissons vendues à l’intérieur?

Un concert de rock qui commence par la prestation d’un groupe local sympathique – les Lovebugs, mais complètement avalé par la taille de la scène qu’ils ne parviennent pas, et c’est normal, à remplir?

Et puis, ces Rolling Stones qui commettent un hold-up planétaire en pratiquant une politique de prix indécents, comment va-t-on les retrouver?

Avec «Brown Sugar» tout d’abord. Puis, dans la foulée, «Start me up». C’est dire s’ils attaquent en version coup de poing. Et pourtant, on n’est pas encore vraiment dedans. Le son est un peu pâteux, la voix de Jagger écrase le reste.

Et d’ailleurs, est-ce bien Jagger, cette fourmi en redingote rouge qui gigote devant d’autres fourmis arque-boutées sur leurs instruments?

Oui, c’est bien Jagger et c’est bien les Stones. La preuve? Le gigantesque décor, d’une sobriété spartiate jusque là, a été soudain recouvert d’une vaste fresque arborant notamment lèvres féminines écarlates et strings entrecroisés. Cette délicate touche de bon goût qui les caractérise depuis tant d’années…

Formidable crescendo

Et pourtant la sauce va prendre. Tranquillement, avec un «Don’t stop», leur dernier tube, efficace. Puis une «Angie» nostalgique faute d’être tout à fait convaincante. Mais aussi avec quelques vrais moments d’anthologie.

Ainsi «Midnight Rambler», où le groupe se resserre, et démontre pour la première fois qu’il n’est pas seulement une belle entreprise rutilante, mais une bête de rythme et de blues. Même si Jagger ne rampe plus sur scène en frappant le sol de sa ceinture, comme à la fin des sixties, l’intensité est là, ainsi que le son magnifiquement sale de Richards.

Keith Richards, qui devrait logiquement être dans un autre monde depuis longtemps, et qui, en pleine forme, c’est-à-dire déglingué et jovial, chantera deux titres, «Slipping Away» et l’incontournable «Happy».

Autre temps fort: une version apocalyptique de «Sympathy for the Devil», la scène baignée de lumière rouge, de fumée et d’effets pyrotechniques. Ambiance de messe noire monumentale pour cette chanson sulfureuse dont la création avait été suivie par les caméras de Jean-Luc Godard…

It’s only rock n’roll!

Après la démesure du 3e millénaire, le clin d’œil au passé. Les quatre Stones en titre, accompagnés de Darryl Jones, émigrent sur une petite scène, au milieu du stade. Lumières sobres et ambiance club.

Histoire de rappeler que «Ce n’est que du rock n’roll», et que, coude à coude, on s’amuse à jouer. Histoire de lancer un coup de chapeau à Muddy Waters («Hootchie Cootchie Man») et aussi d’évoquer la pure violence de leur passé: la version 2003 de «Street Fighting Man» est féroce, enragée.

Retour ensuite sur la scène principale, avec une cavalcade de titres-monuments, et quelques instants de grâce: «Gimme Shelter», «Paint it Black», avec un Jagger magnifique, investi. Non plus jogger, mais acteur.

Le reste appartient à l’histoire et ne se raconte donc plus: «Honky Tonk Woman», accompagné par la projection d’un manga sexy tendance SM, «Satisfaction», et «Jumpin’ Jack Flash» en rappel.

Paradoxe stonien

«Les Stones n’ont jamais rien inventé!» me disait en prologue un confrère journaliste et néanmoins, vraiment, ami. C’est vrai: musicalement, leur empire s’est construit sur des fondations posées à Memphis et à Chicago.

Et pourtant. Alors qu’à leurs débuts ils se réclamaient exclusivement du rythm & blues et surtout pas du rock n’roll, ils sont devenus l’incarnation même du rock.

Comment? Peut-être grâce à une sorte d’équilibre à priori impossible. Un équilibre parfait et improbable entre respect des racines bluesy et mécanique électrique clinquante. Entre sexualité forcenée et charme distant. Entre vulgarité délibérée et élégance provocante. Entre violence explosive et tension contenue.

Par ailleurs, ils n’ont jamais eu le moindre propos politique, et pourtant, ils ont été l’un des plus formidables symboles de rébellion qui soit.

«I sing in a rock band so I go on the road. It’s not much more complicated than that, that’s what my life is», dit Jagger dans le programme (vendu à CHF 25.-). Soit: «Je chante dans un groupe de rock, donc je fais des tournées. Ce n’est pas plus compliqué que ça et c’est ma vie».

Voilà. Les Rolling Stones jouent, et se construisent pierre après pierre, à coup de chansons plus ou moins inspirées et de marketing efficace. Le reste, c’est nous qui le projetons sur eux. Comme lorsqu’on regarde une peinture. La qualité d’une œuvre, c’est aussi et peut-être surtout ce qu’elle suscite dans l’imaginaire de celui qui la reçoit.

«We are setting a precedent now where we’ll be the first to literally rock ‘til we drop», dit Ron Wood dans le même programme (toujours vendu à CHF 25.-). Soit, en gros: «Nous sommes en train de créer un précédent: nous serons les premiers à faire du rock jusqu’à ce qu’on s’écroule».

Si ça se trouve, ils nous enterreront tous.

swissinfo, Bernard Léchot

– Le «Forty Licks Tour» a débuté le 2 septembre 2002 à Boston, aux USA. Il s’est achevé à Zurich le 2 octobre 2003 – encore que quelques concerts supplémentaires en Asie ne soient pas exclus.

– A travers l’Amérique, l’Australie, l’Asie et l’Europe, il aura comporté environ 140 concerts.

– Outre les quatre Stones (Mick Jagger, Keith Richards, Charlie Watts, Ron Wood), le groupe de cette tournée inclut le bassiste Darryl Jones, le clavier Chuck Leavell, trois choristes dont la très pulpeuse Lisa Fischer, et une section de cuivres qui inclut le saxophoniste de toujours, Bobby Keys.

– 450 personnes ont travaillé à la préparation du concert du Letzigrund. La scène des Rolling Stones mesure 60 mètres de largeur, 25 mètres de profondeur.

– Le programme du jour: Brown Sugar, Start Me Up, You got me rocking, Don’t stop, Angie, You can’t always get what you want, Midnight Rambler, Tumbling Dice, Slipping Away, Happy, Sympathy for the Devil, It’s only Rock n’roll, Hootchie Cootchie Man, Street fighting Man, Gimme Shelter, Paint it black, Honky Tonk Woman, (I can’t get no) Satisfaction, Jumpin’ Jack Flash… Qui dit mieux?

– Pour illustrer cette tournée paraîtra le 10 novembre un coffret de 4 DVD, avec moult extraits de concerts (New York, Londres, Paris), des invités de taille (Sheryl Crow, Angus et Malcolm Young d’AC/DC, Solomon Burke etc.), et une plongée dans les coulisses stoniennes.

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