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Ruag se prépare à une transaction risquée

Le MQ-9 Predator est conçu pour la reconnaissance, mais peut aussi être armé de bombes. Reuters

Le fabricant d’armes suisse et le groupe d’armement américain General Atomics s’apprêtent à vendre conjointement des drones à l’armée de l’air allemande. Des avions, utilisés pour des vols de reconnaissance sans pilote, mais aussi pour des éliminations humaines ciblées en temps de guerre.

L’entreprise Ruag, propriété de la Confédération, veut participer avec le fabricant américain des drones Predator à l’appel d’offres de l’armée allemande. «En cas de vente d’avions de ce type, Ruag prendrait en charge la maintenance, l’entretien, la réparation et la révision des drones», a expliqué à la Radio suisse alémanique Christiane Schneider, directrice de communication de Ruag.

Ruag attend depuis plus de quarante ans d’avoir l’occasion de vendre des dispositifs militaires à l’armée allemande, par l’intermédiaire d’une filiale à Oberpfaffenhofen, en Bavière.

Intervention possible en Afghanistan

Le modèle concerné serait conçu pour la surveillance aérienne allemande. L’engin volant télécommandé, qui peut transporter une charge utile de 1,7 tonnes, peut aussi être équipé d’un large spectre d’armes, comme des missiles air-sol ou des bombes guidées. Les drones de ce type, désignés actuellement par le terme MQ-9 Reaper, sont engagés en Afghanistan et dans la zone limitrophe pakistanaise par les forces aériennes américaines dans le cadre de la guerre contre les Talibans et Al-Qaïda.

Christiane Schneider ajoute que «nous partons du principe qu’il s’agit de drones de reconnaissance. Fondamentalement, tout drone peut être armé, comme c’est le cas pour les voitures. Car on peut aussi faire de chaque voiture une arme.»

Le fait est que les drones pourraient aussi être un jour utilisés en Afghanistan, l’armée allemande étant engagée dans ce conflit.

Le mandat décisif de l’ONU

Une telle joint-venture est-elle légale en regard de la législation suisse? swissinfo.ch a posé la question à Simon Plüss, responsable des exportations suisses de matériel de guerre au sein du Secrétariat d’État à l’économie (seco). Selon lui, il s’agit d’abord de déterminer s’il s’agit de matériel de guerre ou non.

«A ma connaissance, il s’agit de travaux d’entretien que Ruag devrait effectuer sur des drones livrés à l’armée allemande par les États-Unis, explique-t-il. Ces travaux pourraient entrer dans la catégorie du matériel de guerre, car certains services sont aussi visés par la loi. Autre question: certains travaux seront-ils faits en Suisse et les drones ensuite renvoyés en Allemagne?»

Mais Simon Plüss estime que ces questions restent encore du domaine de la spéculation. «Je ne sais pas exactement comment se déroulera la transaction, avoue-t-il. Le moment venu, s’il s’avère qu’il s’agit bien de matériel de guerre, il faudra examiner si les critères de la loi concernant le matériel de guerre en cas d’exportation sont bien remplis.»

En ce qui concerne les conflits civils ou internationaux, le gouvernement suisse a développé une pratique permettant l’exportation de matériel de guerre si le pays acheteur participe à une intervention reposant sur un mandat de l’ONU ou si un accord intervient entre la Suisse et le pays destinataire sur l’utilisation du matériel. Pour Simon Plüss, l’autorisation pourrait être accordée dans ce cas si l’utilisation en Afghanistan se fait dans le cadre du mandat de l’ONU.

«Une politique de neutralité douteuse»

Mais l’expert en droit international Rainer J. Schweizer, de l’université de St-Gall, exprime des doutes, notamment en raison du fait que Ruag appartient à 100% à la Confédération. Répondant aux questions de la Radio suisse alémanique, il estime que des travaux de maintenance de Ruag sur les drones «pourraient finalement conduire à un soutien logistique dans un conflit armé comme celui qui se déroule en Afghanistan. Or, si l’OTAN a reçu un mandat de l’ONU pour de telles actions, ce n’est pas le cas de la Suisse, qui a choisi une voie de prudence conforme à sa politique de neutralité et qui se concentre sur des actions de maintien de la paix.»

Au seco, Simon Plüss estime que la compatibilité avec la neutralité devra être jugée dans le cas concret de l’entretien des drones. Mais il estime que «la transaction n’est pas exclue. On saura si elle respecte toutes les conditions pour être autorisée seulement lorsqu’une demande concrète nous est adressée. Pour le moment, nous n’en savons rien.»

Le Vert Josef Lang, spécialiste des questions de sécurité, souligne pour sa part que «la transaction est politiquement très risquée. Ruag est une entreprise fédérale. La Suisse serait de ce fait au moins indirectement impliquée dans la guerre en Afghanistan. Ce serait une erreur d’autant plus grave que la Suisse pourrait prochainement jouer un rôle dans la pacification de l’Afghanistan.»

«S’il était dans l’intention de la Suisse de jouer un tel rôle, il faudra probablement la prendre en compte lors de la décision, admet Simon Plüss. Mais je n’ai aucune indication que quelque chose de tel soit prévu.»

«Dans le cadre légal»

Chez Ruag, on est bien conscient qu’un contrat concernant les drones pose des questions. «Mais nous agissons strictement dans le cadre légal». Jusqu’à l’appel d’offre du gouvernement allemand, il pourrait s’écouler encore une période de jusqu’à deux ans, selon l’entreprise fédérale.

Parlant des troubles en Afrique du Nord et des conflits au Proche-Orient, le patron de l’entreprise Lukas Braunschweiler avait dit fin mars, lors de la dernière conférence de presse annuelle à Zurich-Oerlikon, que Ruag s’en tenait toujours au «sévère régime d’exportation dicté par le droit suisse». Il a affirmé que son entreprise était «consciente de ses responsabilités». La part de marché de Ruag dans les régions d’Amérique du Sud, du Proche-Orient et d’Afrique ne serait que de 2%. Aucun «projet critique» n’a dû être retiré jusqu’à maintenant.

Le gouvernement suisse a adopté le 5 mai 2011 les nouveaux buts stratégiques de sa participation dans Ruag Holding AG (stratégie du propriétaire 2011 – 2014).

Le gouvernement respecte l’indépendance du groupe technologique en tant que société anonyme de droit privé selon le droit suisse et le gère avec des objectifs à long terme.

Ceux-ci sont conformes en premier lieu aux intérêts de l’État en tant que propriétaire et prennent en compte les intérêts de la Suisse en tant que client significatif de Ruag, dans l’intérêt de la sécurité et de l’indépendance de la Suisse.

La stratégie du propriétaire est entrée en vigueur 1er mai 2011.

Selon un article de la Neue Zürcher Zeitung du 29 avril, le gouvernement a accordé le 20 avril à la fabrique d’aviation Pilatus à Stans la vente de douze avions d’entraînement militaire de type PC-21 au Qatar. Le gouvernement a également autorisé la livraison de deux Pilatus à l’ Arabie Saoudite.

En qualité de ministre responsable de l’Economie, Johann Schneider-Ammann avait classé l’affaire comme confidentielle, il n’y a pas eu d’informations officielles à ce sujet. Le public n’ été informé que par le biais d’ indiscrétions sur les exportations dans les pays arabes, a indiqué la NZZ.

 

Au même moment, l’entreprise Pilatus a annoncé qu’elle pourrait livrer cinq avions d’entraînement PC-7 d’une valeur de 40 millions de francs au Botswana. Le Groupe pour une Suisse sans Armée a répliqué en relevant que le Botswana était régulièrement mis au pilori en raison «d’atteintes flagrantes aux droits de l’homme» et que malgré ses problèmes sociaux dramatiques ce pays consentait d’énormes dépenses en armement. Le secrétariat d’État à l’économie avait accepté la transaction, mais n’a pas voulu prendre position sur les détails de l’affaire «en raison du secret professionnel».

Lors de la campagne ayant précédé la votation sur l’initiative populaire «Pour l’interdiction d’exporter du matériel de guerre» 29 novembre 2009, Ruag a été sous le feu des critiques.

Jusqu’à 2000 places de travail et la sécurité de la Suisse auraient été en jeu en cas de oui à l’initiative, avait à l’époque souligné le patron de Ruag Lukas Braunschweiler. Ses arguments n’ont guère été attaqués, les critiques s’étant focalisées sur les 200’000 francs dépensés pour la campagne massive contre l’initiative. Les responsables en étaient Swissmem, l’association de l’industrie des machines, ainsi qu’economiesuisse, l’organisation faîtière de l’économie suisse.

Le conseiller national vert zougois et représentant du Groupe pour une Suisse sans armée Josef Lang avait estimé à l’époque que le problème n’était pas que Ruag exprime son avis, mais qu’une entreprise, qui se trouve en fait entre les mains du peuple suisse prenne part à la campagne de manière occulte.

Même dans le camp des opposants à l’initiative, on n’était pas ravi de la dépense de Ruag. «Une entreprise fédérale n’a pas à dépenser de l’argent dans une campagne de votation», expliquait alors le député Christian Miesch de l’Union démocratique du centre (droite conservatrice).

(Traduction de l’allemand: Xavier Pellegrini)

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